Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/389

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Derrière un peloton de chasseurs à cheval, mousqueton dressé sur la cuisse, entre un double cordon de cavaliers, défilaient interminablement quatre par quatre, au milieu de la chaussée, une indénombrable quantité d’hommes, prisonniers ramassés individuellement ou par râfle, parfois sur la mine, sur le vu des souliers, sur rien : au hasard du caprice d’élection. — Il n’y avait pas dans ce convoi là de femmes ni d’enfants.

Mais beaucoup de jeunes soldats, la capote retournée, provenant des deux régiments qui, engagés au fond de Paris, le 18 mars y avaient été « oubliés » par leurs chefs en fuite sur Versailles ; les hommes n’avaient pu repartir, une fois Paris évacué par le gouvernement civil et militaire puisque les consignes les plus rigoureuses interdisaient la sortie des portes à tout homme au-dessous de quarante ans.

De ces soldats, désormais sans chefs, absolument abandonnés à eux-mêmes au milieu d’une insurrection générale, quelques-uns avaient pu être incorporés dans les bataillons fédérés ; d’autres, très nombreux, s’étaient, de notoriété publique, refusés résolument à marcher contre les troupes de Versailles, et, comme on l’avait su par les journaux, un casernement spécial leur avait même été accordé, après une orageuse discussion de la Commune.

Quels étaient précisément ceux-là qui défilaient sous nos yeux, dégradés pour l’heure, — en attendant le reste ?…

Lesquels d’entre eux, fidèles ; lesquels ennemis ? Qu’importait ! — Ils marchaient d’un pas rapide, poussés, la tête basse pour la plupart, et avec eux un pêle-mêle sans fin d’autres prisonniers de toutes provenances et de toutes tenues, gardes fédérés, ouvriers, bourgeois, sous l’assourdissante clameur d’imprécations, de huées et de menaces. Le double cordon des cavaliers d’escorte fléchissait par instants sous la terrible pression des spectateurs, ayant peine à couvrir les captifs, — hommes non condamnés, non jugés, pas même interrogés encore. Des messieurs bien vêtus, des « dames » se heurtaient, se poussaient pour injurier de plus près les prisonniers, — ces prisonniers non condamnés, non jugés, non entendus, — et, au paroxysme de la folie sanguinaire, unanimes, sans une protestation, sans récusation, criaient, hurlaient ces cris horribles que j’entends encore : « — À mort ! À mort ! — Ne les emmenez pas plus loin ! — Ici ! — Tout de suite »

Combien de lâches terreurs accumulées pour se déchaîner en tant de férocités ?…

Les prisonniers avançaient toujours, semblant ne vouloir voir ni entendre. L’un d’eux pourtant se retourna et cria, tendant le poing : — Lâches !… — À ce moment, comme une trombe, un monsieur âgé et gras, décoré, de tenue respectable, venait de faire irruption du café de la Paix, et, fendant la foule, était parvenu au centre de l’escorte d’où il frappait d’estoc et de taille les prisonniers à coups de canne…