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Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/510

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sources dont ils se trouvèrent naturellement possesseurs, pour seulement les conserver ? Tous actes relatifs à la gestion d’une fortune, emplois de fonds, ventes de terre, rembaillements, prêts hypothécaires, tous rapports avec hommes de loi, hommes d’affaires, hommes de finances, les plongent en une sorte d’apeurement, à ce point que ces deux hommes de grande intelligence, lorsqu’ils sont aux prises avec des difficultés de cet ordre, semblent en attendre le résultat craintivement, comme d’une loterie, en les combinaisons de laquelle ils ne sauraient intervenir.

Ils sont également réfractaires aux incitations de la vie passionnelle et le Journal regorge sur ce point d’aveux plaintifs ou dédaigneux. « L’ambition politique, nous ne la connaissons pas, l’amour n’est pour nous, selon l’expression de Chamfort, que le contact de deux épidermes. » Et, ce sont des phrases lassées, telles celles-ci : « Nous sommes retombés dans l’ennui de toute la hauteur du plaisir. Nous sommes mal organisés, prompts à la satiété, une semaine d’amour nous en dégoûte pour trois mois. » Ou, après le récit d’une brève et galante aventure, qui débuta par l’escalade d’un balcon vers le défi déjà consentant de la femme convoitée, cette constatation que nuance un regret : « J’avais été amoureux pendant une longueur de quinze pieds : je crois bien que je n’aurai d’amour dans toute ma vie que de telles bouffées. »

En toutes les pages autobiographiques, ce sont de semblables retours sur leur détachement, parmi lesquels cette récrimination plus générale contre la parcimonie dont la Vie fit preuve à leur égard : « Pourquoi cette sensation continuelle que nous avons tous les deux de manquer d’une chaleur intérieure, d’un montant physique, non pour le travail de la pensée et la fabrication d’un livre, mais pour le contact social, le choc avec les hommes, les femmes, les événements ? Oui, il nous faudrait de temps en temps l’infusion d’une palette de jeune sang ou d’une bouteille de vin vieux pour être au diapason de l’existence parisienne. » Puis ce sont ces aveux formels du survivant : « Je ne sais quelle indifférence de mourant m’est venue avant l’heure… J’en suis arrivé à ce détachement définitif de la vie militante où dans le dernier siècle un homme comme moi s’enterrait dans un couvent : un couvent de bénédictins. »

Perfection de l’attitude artiste.

Ainsi les Goncourt naquirent désenchantés : comme si leurs ascendants, ayant parcouru le cycle entier des activités, ayant épuisé la force instinctive qui nous contraint à la duperie des mouvements et des désirs, leur eussent légué, avec le souvenir latent des vains efforts, une âme désabusée, ils se montrèrent rebelles aux communs ensorcellements ; ils refusèrent de prendre part au jeu vital.

Or cette inaptitude à vivre les servit merveilleusement : c’est elle qui créa l’absolu de leur attitude artiste. Nul plus qu’eux ne fut l’artiste pur pour qui, selon la complète définition donnée par Flau-