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Page:La Revue blanche, t12, 1897.djvu/511

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Les Goncourt et l’idée d’art
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bert, « les accidents du monde dès qu’ils sont perçus apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris son existence, ne lui semblent pas avoir d’autre utilité ».

En bonne place sur les gradins du cirque, ils suivirent d’un œil attentif tous les mouvements des personnages évoluant dans l’arène et s’étonnèrent parfois de s’y percevoir eux-mêmes, par une sorte de dédoublement, exécutant quelques gestes indécis. Ils s’empressèrent de les curieusement noter et ce sont pour l’ordinaire des rêves dont ils transcrivent ainsi minutieusement les images et les péripéties. Mais, le plus souvent, leur abstention est absolue, et aucun rôle à jouer ne les détournant de leur unique préoccupation visuelle, rien ne leur échappe du contour extérieur des faits et de ce que peuvent livrer de l’intimité des âmes et des entrailles de la vie, les paroles, les mouvements, les tics, les soubresauts des figurants. Une haute barrière semble les protéger contre les bonds des bêtes féroces étranglant des proies ou égorgées par les belluaires dans l’arène : il en résulte qu’ils observent et enregistrent avec un soin méticuleux, avec une netteté et une fidélité scrupuleuse, des scènes de drame et de douloureux épisodes : ne sont-ce pas à leurs yeux modèles d’atelier, et pour un peu, pour un détail parfois qu’ils omirent de noter, ne seraient-ils pas tentés de demander que les cadavres se relevassent et reprissent la pose ?[1]. Leur extériorité à tous les modes de la vie leur permet de percevoir aussi de très menus faits qui se dérobent pour l’ordinaire aux recherches de la documentation, parce que, trop fréquemment répétés, ils ont blasé toute curiosité. On a observé que nos voyages nous laissent des souvenirs très précis de paysages que nous n’avons vus qu’une fois et quelques instants, tandis que nous ignorons la forme précise d’objets qui nous furent de tout temps familiers ; c’est que l’étonnement d’un spectacle inconnu arrache notre esprit à ses habituelles préoccupations et suscite notre sens esthétique. Il semble que les Goncourt, toujours étrangers dans la vie, y soient toujours en voyage. Tout leur est nouveau, tout leur paraît digne de remarque.

Puis, ils savent « qu’il ne faut mourir pour aucune cause ». Opinions politiques, opinions sociales, opinions religieuses n’ont à leurs yeux qu’une valeur représentative ; aucun parti pris ne les limite ; aucun préjugé n’obscurcit la netteté de leur vision. Le néant de toute passion intéressée laissa place en eux à une magnifique et entière indépendance qui les sauvegarda de toute influence officielle, de toute pression même du goût public. Je ne sache pas qu’aucune ligne de leur œuvre ait été inspirée par une considération autre qu’artiste. Est-il plus bel éloge d’un écrivain que la constatation de

  1. À propos de la mort de Gavarni : « Je regrette tout ce que je n’ai pas sauvé de lui par une note… Oh ! comme la mort nous fait voir que la vie est de l’histoire. »