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Terre Promise
première partie
CERVELLE DE PAUVRE
I

— Citoyens, nous avons beaucoup souffert…

Et, vieillard, tu souffrirais encore ! Si ce n’est toi, tes fils, leurs fils, et bien au-delà. La misère tient bon l’homme ; les révoltes, vieillard, l’ont secouée vainement, elle ne lâche pas prise.

— Nous avons beaucoup souffert.

Après ? après ? Silence, de grâce, un peu ! Le vieux a la voix faible ; et ses mots qui s’empâtent dans sa barbe grise, ne rejoignent plus ses pensées déjà parties si loin !

— Beaucoup souffert, beaucoup souffert…

Où cela, ses souffrances ? dans la grande buée d’une vie presque enfuie ? Où ? dans cette mêlée de rage, peine, espoir, désespoir, efforts, de révolte et d’ennui, toute la mort ! où il ne distingue plus que les cadavres de ses joies ? Clignent ses pauvres yeux, harassés de souvenirs.

Le pâle soleil de France tombe des vitres hautes, éclaire la foule terreuse, déguenillée, fébrile, et, sur les murs blafards, l’auréole de drapeaux des Mariannes de plâtre, — mais pâle, pâle soleil ! le vieux n’y peut plus lire, ne peut plus lire qu’en lui-même…

— Là-bas… là-bas…

Certes, il y faisait bon. C’était un autre soleil !

Oui, par delà les mers, aux terres australes, d’où il venait, quel astre radieux, puissant et réchauffant ! Mais par delà ces temps-ci, aux temps dont il venait, plus chaude que les tropiques, plus rouge que les couchants, la dernière des révoltes avait flambé et soleillé sur eux et leur avait versé de telles pleines âmes d’enthousiasme, que vingt ans de défaite aride n’en avaient pas bu le fond, resté si chaud, si clair, que les dernières gorgées semblaient avec l’échec, exil, lassitude, impuissance, et toute la République qui fut depuis ce temps-là, vous arracher du corps, du cœur, toutes les vieillesses.

Aux temps où l’on croyait à la rénovation du monde…

— Et j’y ai cru, à la fraternité humaine, à l’écrasement de la haine, et de tout le mal stupide que se font les hommes entre eux. J’étais du jour où pour se trouver un amant, il suffisait à une idée d’être belle. Révoltes, massacres, batailles, toute une vie de labeur !… C’était pour la liberté, pour le bonheur, — pour une société meilleure… Ah ! nous avons beaucoup souffert, beaucoup souffert !