Page:La Revue blanche, t13, 1897.djvu/251

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Humanité, collectivité des hommes, foule qui passe, pâte molle de pensées, polypier de douleur, être vague, vivant, mouvant et inconscient, arbre toujours renouvelé, courbé depuis des siècles, jamais brisé, ô peuple ! est-ce qu’un ferment, un seul, bouleversant ta masse inconsistante et lourde, tel qu’en une cuve où dort un croupissement liquide, suçant et transformant le suc de tes entrailles en ferait aussi la claire et allègre révolte, la révolte qui soûle, et qui brûle, et qui tue, soulevant à gros bouillons ton sang régénéré ?

Un ferment ! Une idée — ou simplement un homme ! Mais laquelle de toutes celles qu’on agite, et de tous ceux qui s’agitent, lequel ?

Si c’était — Moi ?

Enfant qui écoutais…

De la foule. Un du troupeau. Un des plus jeunes, qui n’a que l’herbe qu’on lui laisse…

— Je vis, je m’ennuie, je voudrais d’autre vie. Toute la vie des troupeaux pourtant est de brouter. Moi, je travaille, et je ne suis pas satisfait. Autre chose ! Je ne sais pas. Je voudrais tant savoir…

Sombre, maussade, soumis, dit-on, et résigné ! Roué, ravalé, morveux et en guenilles, tout petit, il fallait bien que je plie, et la misère, le travail précoce, les coups, l’injure, j’ai plié, je me suis courbé… Bientôt l’armée !

L’arc est bandé à fond. L’âme n’a pas cassé. Ah ! qu’une idée enfin, comme une flèche, s’y appuie, avec quelle force je la projetterai, me détendant ! Ayant secoué mon joug, je soulèverai la terre.

Homme courbé sous les rois, esclave, chose du maître, affranchi, asservi à la terre, au fouet, à la dîme, puis à la faim, la geôle, puis au drapeau, au sabre et à la gloire, et enfin à la chose sinistre de l’argent, — lui aussi voit son rôle, a la vision du prophète, et s’écrie : Je suis petit, étant à genoux. Je me lève.

Merci, enfance qui as pétri, durci ma chair, qui as trempé mon âme à l’acide douleur, d’où elle sort ferme et fière, coupante comme un glaive.

Quelle foi m’a soutenu ? Les lutteurs les plus braves savent une prière qu’ils disent avant d’en venir aux mains. La vie est lourde. Qui m’aida à la porter ?

Les uns ont l’alcool, d’autres le travail, d’autres Dieu ! Poisons divers, dont une gorgée ranime avant de se mettre en route. C’est de l’espoir ou c’est de l’oubli qu’on se verse…

Moi j’ai cru à un monde meilleur sur cette terre…

Et qu’il ne tenait qu’à moi de le réaliser.