Page:La Revue blanche, t13, 1897.djvu/348

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leurs yeux l’un de l’autre, leur si jeune tendresse… quoi ! déjà si grandelette ! — Une absence, et déjà on ne la reconnaît plus.

Hier, un regard ; aujourd’hui, un mot ; demain, un baiser. Les pauvres vont très vite, ayant très peu de temps. Entre le repas et le travail, l’amour s’emboîte juste. Très peu de place ! il faut qu’il rogne sur le repos. Il se fait le plus petit et le plus vite possible.

Toute l’histoire. Ils eurent leur baiser de chaque jour. Et ce bonheur remplit son rôle de bonheur : faire souffrir. Chaque jour les fit plus gauches, plus émus, plus malheureux.

Alors Georgette pensa que c’était sans doute à cause… qu’on s’aimait. Jean pensa que ce devait être ça.

Et ils furent l’un à l’autre.

Cérès, reine des blés mûrs, Cérès la bonne déesse, s’épanouit dans une glace de boulanger. Et parmi les épis, dont elle tient les gerbes, encore mêlées de fleurs, le révolutionnaire Pilleux demande une petite place, un bout de glace entre la faucille et les bleuets, pour mirer sa figure hier encore farouche, pour se mirer, lui qu’on aime, lui qui se trouve beau, lui qui est beau.

Il rentre. Voici les champs pelés, la solitude. Il la remplit toute, lui qui plus jamais n’est seul. Avant de couver sous la feuille verte, les oiseaux chantent. Les mots ne servent que ceux qui n’ont rien à se dire. Pour dire vraiment quelque chose, tirer de soi quelque chose qu’on mette dans un autre, il faut chanter, et Pilleux chante, à pleine voix, n’importe quoi, chante pour soi. Pilleux chante, lui qu’on aime, lui qui a une belle voix.

Voici l’humble demeure dont il va faire un nid. Voici la lampe, douce à l’étude, souriante aux pensées que couvait sa tiédeur, maternelle aux rêves jeunes et turbulents qui s’agitaient dans le cercle étroit de sa lumière, la lampe maternelle, et souriante et douce encore, maintenant qu’elle va devenir un foyer.

Le monde aussi, n’est-ce pas, souriait aujourd’hui ? C’était fini. L’humanité ne souffrait plus.

Est-ce que l’humanité avait jamais souffert ?

Il ne se rappelait plus.

Et qu’importait ! Rien d’autre que le temps du lendemain, du magique dimanche de demain, où elle viendrait ! le temps qui se lit, dit-on, dans les yeux des étoiles. Humblement, poliment, comme on parle à des dames, il demandait : Étoiles, demain fera-t-il beau ?

Que ne pouvait-il projeter dans le ciel et dans la nuit, tout le beau, tout le clair qu’il faisait lui-même, en son âme si bleue, si chaude, pleine de soleil…

Très lentement, le lendemain vint.