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Page:La Revue blanche, t13, 1897.djvu/418

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Terre Promise  [1]
troisième partie
MISÈRE
I

C’est ici la grand’route de la vie. Par là ! tout droit.

Il y a longtemps qu’on ne sait plus où cela mène. Il y a longtemps qu’on s’est fatigué de cheminer. La grand’route ! Monotone, droite, toujours de même, sans ombre… C’est par là. C’est tout droit : il n’y a qu’à aller.

Vers quoi ?

Lorsqu’on s’est mis en route, le matin était frais, les jambes étaient allègres. On allait pour aller : on était dans les bois ; il chantait des oiseaux ; sinueuse, fleurie, la route vous invitait du mystère de ses tournants, de la grâce de ses replis, et du sourire de l’ombre, lèvres de verdure s’entr’ouvrant sur des perles de soleil.

— Où suis-je ?

À présent ? La plaine nue, sous le soleil implacable, la longue route poudreuse où l’on traîne ses pieds lourds.

Où suis-je ?

Dans la vie — celle de ton temps, la tienne, celle des autres, n’importe, — toutes n’ont de bonheur que celui que l’on porte avec soi. Malheureux ! en as-tu beaucoup sur toi, beaucoup ? — Ah ! le peu d’amour que tu goûtas est presque bu. Tu regardes le fond du verre avec regret.

— Où suis-je ? Le bonheur, en arrière, chaque pas en éloigne, comme chaque seconde éloigne de la fraîcheur du matin.

Ah ! cela pourrait, devrait durer un peu plus de temps ! Le reste de la vie pourrait avoir de l’ombre…

Peut-être, oui. Sème, ou plante le long de la route… Il y aura de l’ombre quand tu seras passé.

L’amour des hommes dure quelquefois plus qu’un printemps. Le froid de l’hiver l’endort à peine ; la brûlure de l’été semble ne pas l’abattre. Fleuve qui coule, continu… Mais il y goûte si peu !

C’est une suite d’hivers, de longues semaines se hissant jusqu’à un jour de joie, par échelons où seulement une seconde on souffle.

  1. Voir La revue blanche des 15 août et 1er septembre 1897.