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XI

L’horrible journée de faim tombait enfin dans l’ombre.

Jean n’était pas rentré, et Georgette, épuisée, lasse de tendre l’oreille, de se dresser à un bruit, de se pencher au palier, de se pencher à la fenêtre, lasse d’imaginer des choses que l’on mange, inerte, regardait la nuit, rongeait le temps, écoutait le silence.

— Rentrerait-il ? Rien encore. Toujours rien.

Le silence. Par instant la toux rauque de l’enfant secouait l’ombre, puis l’ombre retombait de la douleur au silence.

Des voix montaient de la cour. Georgette regardait.

Sombre, longue cour, hauts murs jaunes à trous noirs, sale et morne fourmilière d’humains. Rien de la nature n’y souriait, pas même le ciel, pan de brume tendu sur le carré des toits, pas même les pots de fleurs jaunissant aux fenêtres, ainsi que sur les cheminées s’effacent les portraits de ceux qu’on a perdus, tristes photographies de la nature absente.

Visqueux, blafards, ces murs semblaient se dresser contre la joie. Il ne pouvait s’y gîter que des vies minables, gluantes. Des cloportes hantaient ces pierres, ou des crapauds ; les lézards vainement y attendraient le soleil. Mais non : c’était bâti par des hommes, pour des hommes. Cette laideur était voulue. Œuvre humaine, malheur artificiel, il avait fallu des siècles et des vies, des civilisations, des efforts de génie, et des luttes de races pour en édifier toute l’horreur, purgée de tout ce qu’il y a de doux dans ce que la nature donne.

Là dedans nichait l’homme, par familles compactes, tassées en cases carrées, là, dans l’humidité, les excréments, la nuit, vivaient des brutes pâles, puantes et désolées, épuisées, inconscientes.

Chaque aurore les voyait sortir de leurs tanières non pour courir, chasser, tuer, et s’accoupler, mais, le front bas, brouter l’herbe fastidieuse d’un travail éternel, et rapporter, non pas les viandes réjouissantes que les fauves dans leur gueule portent comme des trophées, mais la proie sans saveur que donne une besogne sans joie.

C’était l’heure. On les voyait rentrer.

Ils s’attardaient en bas, recomptaient dans leur poche les sous d’un dernier verre, traînaient un bout de causette, se résignaient enfin, et, arrêtés encore, humaient l’air, — dernière fois ! Une gorgée, et se glissant par le trou infect, à tâtons, ils gagnaient l’antre. La femelle et les petits attendaient en grognant, se dressaient avides, anxieux : Qu’est-ce qu’il rapportait ? Puis des grincements, des luttes… Misère, c’était ça vivre ; et cette bête de ténèbres, sans beauté, sale, piteuse, hargneuse, la bête de ces tanières profondes, c’était l’homme.

Mais elle revivait, l’antique bête des bois. L’alcool galvanisait son agonie fétide ; pour mordre, le blessé retrouvait une saccade de force.