Page:La Revue blanche, t16, 1898.djvu/282

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décrits, dans leur exacte proportion, de manière à ce que chaque être soit dans son cadre et ses entours.

On pourrait croire que ce procédé d’observation si minutieux donnera la peinture d’un monde représenté par ses moindres côtés et dépourvu de caractère. Mais l’observation du fait vivant, tel qu’il se produit dans ses multiples manifestations, est si subtile, si complète, si pénétrante qu’inconsciemment la trame de l’œuvre dégage une vie supérieure, qui laisse voir, en plein épanouissement, le peuple et le pays dans leur ensemble. Quoique les héros et les héroïnes — si ces mots sont permis — soient surtout de la classe moyenne, ils comprennent assez de membres de l’aristocratie et admettent accessoirement assez de gens du peuple, pour que le tableau de la vie anglaise soit complet. Les relations des classes entre elles, la manière dont se comportent vis-à-vis les uns des autres les hommes de tout âge et de toute condition, les idées, les préjugés, les opinions spéciales des professions et des rangs, s’y trouvent dans leur entier. Et en lisant Miss Auslen, on connaît l’Angleterre telle qu’elle était au commencement de ce siècle.

Une vue aussi précise du monde anglais doit évidemment amener à y découvrir tout ce qui s’y trouve. En effet, Miss Austen a vu et remarqué la première certains côtés du caractère national, que d’autres ont revu depuis et dont ils se sont emparés pour en faire l’analyse. Miss Austen, qui s’est bornée à regarder et à peindre, sans chercher à philosopher et à porter de jugement extérieur à son œuvre, n’a pas connu les mots de snob et de snobisme. C’est, après elle, Thackeray qui les a employés, qui en a fait un thème à ses sarcasmes, mais, dans ses observations, elle a rencontré des snobs et les a peints d’une touche si sûre et en traits si définis, qu’on ne peut s’empêcher de penser que Thackeray, avant d’observer les siens, dans le monde vivant de son temps, en avait d’abord pris l’idée chez elle. Le snob anglais est parfait sous la plume de Miss Austen. Il montre cette béatitude de l’être plat, qui se frotte d’abord à des personnes placées au-dessus de lui et s’en fait accepter en les flagornant, et qui se gonfle ensuite vis-à-vis des gens de sa sorte, pour leur faire sentir l’importance et le prestige qu’il croit avoir acquis. Puis apparaissent la contrefaçon, par le malotru, des manières naturellement aisées du gentleman et la prétention grotesque, chez les petites gens, à la gentilhommerie et à la naissance. Tous les traits du vrai snob sont là. Elle n’a laissé aux autres, pour aller plus loin qu’elle, qu’à disserter sur les types que, de premier jet, elle avait portés à la perfection.

L’observation de la vie, telle que la pratique Miss Austen, offre un art qui se tient forcément dans les limites contenues et entraîne des restrictions et, en effet, tout le côté des passions exceptionnelles n’est point à chercher dans son œuvre. Elle ne s’élève donc jamais au grand drame, à l’amour délirant, à la furie déchaînée, et, à l’autre extrémité de l’échelle, son observation minutieuse l’amène à la contemplation de manières d’être tellement communes, qu’on pourrait