Page:La Revue blanche, t16, 1898.djvu/283

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craindre de la voir tomber, à certains moments, dans la platitude et la trivialité. Cependant elle n’y tombe point. Elle s’en sauve, même dans ces cas où le sujet et le motif observés sont réellement terre-à-terre, par l’art et la valeur du style. Elle triomphe au contraire dans le rendu de ces minuties et de ces riens de la vie, qui complètent les peintures, donnent leurs derniers traits aux caractères, que les autres seul obligés d’abandonner comme trop ténus, mais qu’elle, avec sa légèreté féminine, sait saisir, pour leur prêter un charme qui les rend attachants. Ce sont alors surtout les qualités de forme et de style qui relèvent le sujet, et Miss Austen possède en effet de ces qualités de forme et de style, qui n’appartiennent qu’aux écrivains de premier rang.

Elle écrit avec cette félicité d’expression, ce charme naturel qui sont les dons montrés par les femmes, lorsqu’elles ont du génie ou du talent. Sa plume est en même temps pénétrée de l’humour anglais, qui donne la marque du caractère national. L’humour chez elle est contenu ; il n’atteint point cette violence qui verse dans la satire, le sarcasme amer ou la caricature. Ainsi tempéré par le tact féminin, il fait que le style demeure limpide, alerte, dans la mesure de ce sentiment artistique qui évite les dissertations, la rhétorique, la lourdeur et le pédantisme.

Elle possède, comme qualité de forme, quelque chose peut-être encore plus rare que les dons purs du style. Elle sait douer chaque personnage qu’elle fait parler, d’une langue propre, d’une manière de s’exprimer personnelle. On l’a, sur ce point, comparée à Shakespeare, dont elle s’approche, en effet. Aussitôt que le personnage que Shakespeare met en scène a prononcé quelques phrases, elles sont de telle structure, que l’homme tout entier se montre et que les particularités du langage révèlent le fond même de l’être. Miss Austen donne elle aussi à chacun de ses personnages, une langue et une manière de s’exprimer correspondant à son caractère et servant tout de suite à le révéler. Elle narre, et alors c’est elle qui se tient en scène, avec sa façon propre de raconter. Elle fait parler quelqu’un, et alors tout de suite elle se dissimule ; un style changé, une forme toute spéciale, convenant à l’individu, apparaissent. Et lorsqu’un autre interlocuteur survient, il a lui aussi sa langue originale et, dans toutes les conversations qui se succèdent ou recommencent, chaque interlocuteur reparaît et continue, en reprenant chaque fois la manière de s’exprimer qui lui a été tout d’abord donnée. Elle porte si loin le don de spécialiser le langage des personnages, qu’elle leur met souvent dans la bouche des formes de phrases tranchées, des répétitions de mots, des heurts de syllabes. On peut dire qu’on a jusqu’à la forme matérielle de l’élocution et jusqu’à la sensation du timbre de la voix. C’est par là qu’elle achève de rendre si vivants les êtres qu’elle observe.

Le roman, choisi comme forme d’art pour fixer les aspects réels