Page:La Revue blanche, t18, 1899.djvu/542

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pas bourgeois les jurés qui nous condamnèrent et citoyens les jurés qui nous acquittèrent. Nous dirons :

« Nous étions les défenseurs de la justice et de la vérité ; à aucun moment cette justice et cette vérité ne fut altérée parce que les tribunaux professionnels et les tribunaux non professionnels la persécutaient ; à aucun moment la justice et la vérité n’en fut diminuée à nos yeux ; à présent donc elle n’est pas agrandie, elle n’est pas honorée parce que la Chambre criminelle de la Cour de Cassation et le jury parisien lui ont rendu hommage. »

Est-ce à dire que nous ne soyons pas heureux de ce progrès ? Nous en sommes heureux profondément, intimement, non pas orgueilleusement ; nous ne sommes pas heureux d’être devenus les plus forts après avoir été si longtemps les plus faibles ; cela serait du talion, et ainsi cela ne serait qu’une contrefaçon de la justice.

Nous ne croyons pas du tout que tant d’adhésions considérables aient authentiqué la vérité, aient justifié la justice ; la vérité n’avait pas besoin d’être authentiquée, puisqu’elle était authentique ; la justice n’avait pas besoin d’être justifiée, puisqu’elle était la justice ; mais nous sommes heureux de ce qu’un grand nombre de nos concitoyens ont reconnu la justice et reconnu la vérité.

Il en est de cette vérité historique ainsi que de toutes les vérités scientifiques ; les lois de la nature par exemple étaient les lois de la nature avant qu’on les eût découvertes ; elles étaient les lois de la nature quand, découvertes par des savants, l’Église ou la science officielle ou le peuple ne les reconnaissaient pas ; mais ce n’en fut pas moins un événement décisif dans l’histoire des sciences et de l’humanité que la reconnaissance et l’adoption par cette humanité des découvertes scientifiques.

Pareillement la valeur intrinsèque de la vérité historique n’est pas augmentée par l’adhésion des multitudes, par la prétendue sanction des autorités ; mais la valeur extrinsèque, la valeur d’enseignement de cette vérité est puissamment augmentée quand les foules et les grands lui font bon accueil.

Nous nous réjouissons pour cela ; nous nous réjouissons aussi pensant à tous ces hommes qui étaient des ouvriers d’erreur, et qui sont devenus joyeusement des ouvriers de vérité.

Ce fut le sentiment abondant de cette quinzaine : la joie, la joie sincère, naturelle, publique ; on échappait à la tyrannie des malades, criminels ou fous ; on allait recommencer la simple vie publique honnête et libre, en attendant les fécondes révolutions.

Aussi les très remarquables discours de Me Albert Clemenceau et de Me Morel ne furent-ils pas vraiment des plaidoyers pour des accusés, mais bien plutôt des démonstrations éloquentes pour donner connaissance à un public bienveillant de vérités incontestables ; le public fit bon accueil à ces vérités ; le jury acquitta facilement, bienveillamment, comme si l’acquittement devait aller de soi.

Le public applaudit vigoureusement, joyeusement, on cria « Vive