Page:La Revue blanche, t19, 1899.djvu/470

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plaisances par des brutalités. Dès à présent, à ceux qui ont vraiment et sincèrement eu comme un sursaut de souffrance à l’annonce que le général de Galliffet allait devenir ministre de la guerre, nous ne dirons pas qu’on a « sorti avec trop de fracas l’appareil un peu démodé des antiques malédictions ». Nous leur dirons :

— « Vous qui êtes irréligieux parce que vous savez tout le mal que les religions mal entendues ont fait à l’humanité, prenez garde que notre culte pour les morts de la semaine sanglante ne devienne encore une religion, qui ensuite serait mal entendue, et ferait du mal à l’humanité. N’aimons pas nos martyrs d’un culte surhumain, comme l’Église romaine a cultivé les siens. Ils étaient des hommes qui vécurent, souffrirent et moururent comme des hommes. Aimons-les donc comme des hommes. N’ayons aussi aucun « bréviaire », aucun « symbole ». Or ce serait justement trahir les hommes d’autrefois que de mettre leur œuvre même en péril pour garder en nos cœurs, intacte comme une relique catholique, un morceau d’ancienne haine. »

Charles Péguy
LA RÉACTION EUROPÉENNE

Il souffle sur l’Europe, depuis quelques mois, un furieux vent de réaction. Les libertés conquises, à travers le siècle, soit par la lente et constante poussée des démocraties, soit par les révolutions réitérées, se sont trouvées tout à coup menacées, voire même mutilées. Nous ne parlons pas seulement de la crise qui a failli miner la République sur le sol de France et y implanter ou ne sait quel ignomineux césarisme tout confit de sectarisme démagogique, ou du grave conflit qui avait surgi entre le gouvernement clérical belge et les masses de Wallonie et de Flandre. C’est un peu partout que le passé renaissant essaie d’exercer son action sur le présent, de substituer aux institutions à demi-libérales un retour d’absolutisme et de théocratie. En Allemagne, en Italie, en Espagne, des faits significatifs sont venus marquer ce phénomène quasi-général et qu’au surplus il n’est pas très malaisé d’expliquer.

Guillaume II s’est vite lassé du rôle d’ « empereur social », qu’il avait songé à tenir au début de son règne, et qui lui avait donné, à un certain moment, une apparence d’originalité. Les temps de la Conférence de Berlin sont bien loin ; certes, le Kaiser se refuserait à signer, à cette heure, les rescrits fameux qui provoquaient jadis la stupéfaction des conservateurs européens. Après avoir retiré les lois de 1878 contre les socialistes et établi au profit de ce parti un rudiment de liberté, le monarque germanique a fait une volte-face soudaine. Les chefs ont été poursuivis sur son ordre avec une rigueur nouvelle ; les accusations de lèse-majesté se sont multipliées, tandis que les associations étaient dissoutes brutalement par l’autorité administrative. Même la législation existante a semblé dépourvue de