Page:La Revue blanche, t19, 1899.djvu/631

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dirigé contre Jaurès. Guesde et Vaillant, disait-on, pour se débarrasser de Jaurès, l’excommunient.

Cette populaire interprétation du manifeste, simple comme elle était, n’en était pas moins la seule exacte, la seule sincère. Oui, simplement, Guesde et Vaillant avaient voulu excommunier Jaurès.

Vaillant s’est acquis de solides, longues et respectueuses fidélités politiques. Guesde est une figure extraordinaire ; fait tout à fait caractéristique, on le connaît, sans l’avoir vu, parce qu’on le reconnaît dressé tout vivant dans la mémoire de tous ceux qui l’ont une fois vu ; ceux qui l’ont approché deviennent presque tous ou ses adorateurs ou ses blasphémateurs, mais tous vous peignent avec la même passion, avec la même fidélité, qui fait preuve, la profondeur à la fois douloureuse et dure de son regard. Cet homme fut, pour un grand nombre d’hommes, qui se croyaient républicains et libre-penseurs, un prophète, un martyr, un roi, un prêtre. Des hommes voyaient Guesde, et lui appartenaient pour leur vie. Guesde mit son empreinte sur des régions entières. Et il posséda des âmes.

De l’autre part, on connaît Jaurès ; on sait comme il est, on sait ce qu’il vaut, on sait ce qu’il peut. Aussi, quand on le vit si âprement, si sourdement, si décidément excommunié, plusieurs, dominés par les souvenirs classiques de la Révolution bourgeoise, et plus ou moins obscurément persuadés que la Révolution sociale sera le recommencement, mais en tout à fait grand, de la Révolution française, eurent-ils comme un frisson. Ils comprirent soudain les duels sanglants des anciens partis révolutionnaires ; ils pressentirent confusément quelque prochain duel de géants révolutionnaires. Ils avaient raison de comprendre le passé par l’attaque de Guesde et de Vaillant. Mais sans doute ils avaient tort de s’imaginer quelque avenir analogue à ce passé. Jamais Guesde ne pourra se mesurer avec Jaurès, parce que Jaurès ne voudra jamais se mesurer avec Guesde.

L’histoire de Guesde est lamentablement commune : en vieillissant il est devenu jaloux ; comme le prestige allait diminuant, Guesde, justement parce qu’il était un prophète et un pontife, et non pas simplement un homme, devint jaloux, ou, à ce que l’on dit, plus jaloux. Trop intelligent pour ne pas voir les tares de quelques-uns de ses flatteurs, trop peu compréhensif pour comprendre les formes nouvelles de l’action, il s’imagina que Jaurès était un chef d’école naissant. Inintelligence des mystiques. Et il devint jaloux de Jaurès. Vaillant aussi devint jaloux. De là le manifeste.

Ce manifeste fut fraîchement accueilli. Plusieurs signataires protestèrent qu’on y avait mis leur nom sans même leur demander leur avis, ce qui peut se faire commodément quand il s’agit d’envoyer des félicitations à un conseil municipal, mais ce qui est un procédé un peu vif quand il s’agit de ratifier un tel acte. À d’autres on avait négligemment montré le document. À d’autres on avait plus ou moins déclaré qu’on n’attaquait nullement Jaurès. On apprit ainsi qu’il y