Page:La Revue blanche, t19, 1899.djvu/632

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avait eu trois rédacteurs : Guesde, Lafargue, Vaillant, deux du premier groupement, un du deuxième, aucun du troisième. On se demanda ce que chacun des trois y avait mis. On y reconnaissait beaucoup moins la maladresse un peu étroite et hautaine de Vaillant, la sécheresse âpre et formulaire de Guesde, que la fausseté jésuite et petite spéciale à M. Lafargue. Il fallut bientôt que les auteurs expliquassent leur texte. M. Lafargue écrivit dès le 15 une lettre à Jaurès, à demi personnelle, à demi politique, où il démentait le sens incontestable du manifeste. On trouvera cette lettre, balbutiante et fausse, dans la Petite République du 18.

On ne pouvait pas faire accroire aux militants de Paris et surtout de province, à tous ceux qui avaient combattu dans le détail, que Jaurès avait dupé les socialistes français, que le danger clérical et militaire était vain. Aussi les groupes se hâtèrent-ils d’envoyer à la Petite République leurs protestations motivées contre le manifeste. Il faut lire comme un document précieux ces protestations franches, parfois rudes, souvent avisées, toujours sensées.

Enfin, par un étrange et pourtant simple retour que n’avaient pas prévu les autoritaires, leur manifeste a donné l’impulsion décisive à l’idée, que Jaurès avait lancée, de réaliser l’unité socialiste. Il faut, avait dit Jaurès, que nous réalisions l’unité socialiste, pour que le parti départage les individus. Or le manifeste a rendu indispensable que Guesde et Jaurès fussent départagés. À plus forte raison et plus que jamais il faut donc que nous réalisions l’unité socialiste. C’est pour cela que tant de groupes ont demandé la réunion d’un grand Congrès national qui fût comme les États-Généraux du socialisme français ; c’est pour cela que la Fédération des Travailleurs socialistes de France en fit la proposition officielle, proposition accueillie sous toutes réserves et avec beaucoup de restrictions, mais enfin accueillie par les fonctionnaires des trois organisations dissidentes. Avant peu le Comité d’entente aura reçu les propositions fermes de toutes les organisations. Nous pourrons alors étudier la préparation pour ainsi dire constitutionnelle de ces États-Généraux. Jusque là nous ne pouvons que jeter un regard sur leur préparation morale.

On peut dire que si l’affaire Dreyfus n’avait pas éclaté le socialisme français pouvait continuer à traîner une existence invertébrée. Un assez grand nombre d’hommes, qui avaient et qui ont sur la vie des idées à peu près opposées, auraient continué à voisiner ensemble sous la commodité des mêmes formules. Mais l’affaire Dreyfus mit les hommes de toutes les formules, et même ceux qui n’avaient aucune formule, en face d’une réalité critique.

Nous avons connu peu à peu que l’affaire Dreyfus était capitale, ou du moins qu’elle devenait capitale. Non pas que M. Alfred Dreyfus, capitaine d’artillerie breveté de l’École de guerre et attaché comme stagiaire à l’État-Major général de l’armée, nous intéressât