Page:La Revue blanche, t20, 1899.djvu/324

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cinq à six mètres recouverte de paille et encombrée de caisses, alors que, sur le Haut-Fleuve, la lenteur de la marche permet de voir, à la tombée du jour, le point d’où on est parti le matin ?

Ce n’est pas seulement par inertie que l’on maintient cet état de choses, il semble que ce soit aussi par un dilettantisme vraiment macabre. La France veut des colonies où l’on meure, c’est pourquoi le Soudan est la colonie choyée par la presse : on y récolte le laurier.

Aucun effort n’a été fait pour une exploitation agricole, commerciale et industrielle : les sacrifices d’hommes et d’argent sont ainsi restés inutiles ; mais qu’importe ? ne suffit-il pas à la badauderie française que les journaux relatent des combats toujours glorieux, des massacres émouvants ? C’est à ce chauvinisme stupide, qui fait goûter les épisodes sanglants à l’exclusion des résultats pratiques, que nous avons dû l’existence de cette monstruosité qu’était le Soudan. Cette colonie était, en effet, un véritable fief pour l’élément militaire, qui l’exploitait en vue de ses intérêts personnels et de la satisfaction de ses plaisirs meurtriers. Ce que sont la plupart de ces soi-disant héros qui s’abattaient, tous les ans, sur cette chasse gardée, on commence à le savoir autrement que par ce qu’ils veulent bien dire d’eux-mêmes à des reporters complaisants. Il appartient à ceux qui ont vécu là-bas, qui en sont revenus avec l’horreur de leurs atroces pratiques, de leur arracher le masque d’héroïsme qui plaît à notre maladive gloriole et de les montrer tels qu’ils sont : des bourreaux et des négriers.

Cruel, violent, indiscipliné, déprimé par la vie coloniale, d’une action si mauvaise sur les âmes médiocres, l’officier du Soudan a en outre la folie de ses galons. Cette vanité morbide, qui constitue un véritable narcissisme militaire, se développe d’une manière inquiétante au milieu de populations que l’oppression guerrière a toujours courbées devant celui qui commande. L’acte de Voulet arrachant ses galons, les piétinant, les coupant en morceaux, et s’écriant : « Ah ! c’est pour mes galons ! les voilà mes galons ! » n’est pas autre chose qu’un accès de cette hystérie spéciale. Je crois encore entendre, dans un village que nous traversions pour rentrer du Niger à Kayes, un capitaine, auquel on n’avait apporté qu’une bouteille de lait, hurler, l’écume aux lèvres, au noir qui commandait ce groupe de cases perdues dans la brousse : « Je suis capitaine, tu entends, capitaine, capitaine, capitaine ! » Et chaque fois qu’il proclamait ainsi son grade, sa cravache plaquait sur le visage du vieillard une raie sanglante.

Sauf de rares exceptions, aucune préoccupation supérieure n’entre dans leur esprit ; jamais cerveaux plus indigents n’élaborèrent d’idées plus vulgaires, d’une banalité plus désespérante que celles qui s’expriment autour des tables de popotte. Ni la solitude, ni l’éloignement de la patrie qui ennoblissent d’ordinaire les âmes les plus frustes