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Sonnet

J’étais assis à ma table et mâchais ma plume,
Ainsi que —

Qu’est-ce qui est assis maintenant dans tout l’univers, avec le même air que j’ai, si je mâche ma plume ? D’où tirerai-je une heureuse image ? Je vais sauter à cette fenêtre et voir si je n’aperçois rien qui me ressemble !

(Il ouvre la fenêtre et regarde dans le vide.)

Là-bas est accroupi un jeune homme contre le mur, en train de — Non, ça ne ressemble pas ! — Mais là, sur le banc de pierre, est assis un vieux mendiant, et il mord dans un morceau de pain dur. — Non, ce serait trop trivial, trop ordinaire !

(Il ferme la fenêtre et marche par la chambre.)

Hem, hem ! Rien ne me convient donc ? Je vais une bonne fois énumérer tout ce qui mâche. Un chat mâche, un putois mâche, un lion — Halte ! un lion ! — Que mâche un lion ? Il mâche ou un mouton, ou un bœuf, ou une chèvre, ou un cheval. Halte ! un cheval ! Ce qu’au cheval est la crinière, les barbes le sont à une plume, et ainsi les deux paraissent assez analogues — (Poussant des cris de Joie.) Triomphe, c’est bien l’image ! Hardi, neuf, caldéronien !

J’étais assis à ma table, et mâchais ma plume,
Ainsi que le lion, quand l’aube blanchit d’effroi,
Mâche le cheval, sa plume rapide…

(Il lit ces deux vers encore une fois à voix haute et claque de la langue, comme ravi de leur goût.)

Non, non ! une telle métaphore, il n’y en a pas ! J’ai peur devant ma propre puissance poétique ! (Humant confortablement une tasse de café.) Le cheval une plume de lion ! et l’épithète rapide » ! Que c’est frappant ! Quelle plume pourrait être plus rapide que le cheval ? Et les mots : « Quand l’aube blanchit d’effroi », que purement homériques ! Ils ne conviennent pas ici, mais ils rendent l’image indépendante, ils en font une épopée en pietit ! Oh, il faut que je coure encore devant la glace ! (S’y contemplant.) Par Dieu, visage au plus haut point génial ! Il est vrai que le nez est un peu colossal, mais c’est de situation ! Ex ungue leonem, au nez on reconnaît le génie !

(Le Diable entre.)

Le Diable. — Bonjour, monsieur Mort-aux-Rats !

Mort-aux-Rats. — Tout-Puissant ! le Diable…

(Il cherche à passer à côté de lui et à gagner la porte.)

Le Diable. — Ne vous effrayez pas ! J’ai lu vos œuvres.

(Acte II, sc. II.)