Page:La Revue blanche, t22, 1900.djvu/334

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« Pour réponse, j’ai sorti, mais quand elle fut morte, un peu de ma divinité d’empereur, et lui ai décerné l’apothéose.

« Et Tibère mon oncle, c’est moi seul qu’il a oublié, à son lit de mort, des trois fils que nous étions de Germanicus, de recommander aux sénateurs pour sa succession à l’empire.

« Mais mon oncle oubliait volontiers les choses importantes. Fils adoptif des illustres Jules, il ne s’est point souvenu que la mère des Jules était Vénus, et il a laissé inachevé le temple de Vénus Erycine en Sicile.

« J’ai reconstruit et parachevé le temple de la divine aïeule.

« Or, avant de pouvoir tout cela : timide, affectant plus de sottise, je m’en allais, par les tavernes, avec la plus vile populace ; abandonné par mon père et les nerfs malades, je buvais avec les ivrognes et…

« Et ma mère Antonie ne connaissait pour personne de plus grave injure que :

« — Il est plus bête que mon fils Claude !

« Plus bête que Claude ! Elle aurait pu, et elle ne savait pas, comme le plus irréfragable axiome des philosophes, le clamer de toute la terre ! Il n’était aucun génie ni aucun roi qui ne fût une pauvre brute à côté de Claude, quand je m’endormais dans mes tavernes, indifférent au vol de mouches — ce n’était pas moi qui ronflais ! — des noyaux d’olives qu’on me jetait par dérision, après des nuits et des jours du seul soin vraiment impérial, à moi simple particulier, de tenir en main le sort des osselets !

« Et quand je frottais mes yeux éblouis, plus de mon rêve que de mon réveil, avec les bottines de femme dont on m’avait malicieusement chaussé les poings, et qu’on m’enfonçait une plume dans le gosier, je fermais mes dents comme sur la bouche saignante d’une maîtresse, et puis je criais au voleur à cause de la chevelure de la Fortune que je rêvais qu’on me faisait vomir.

« Cette vie dura quarante-six ans. À quarante-six ans je n’étais pas encore sénateur. On ne m’avait jamais montré aux soldats. Je vis un soldat, puis beaucoup de soldats, plus tard.

« Et parce qu’il était évident à tout le monde que je n’étais bon à comprendre aucune des affaires présentes, on me fit augure : j’eus la charge de prévoir l’avenir.

« Maniant mon lituus augural d’Orient en Occident, afin de délimiter le templum consacré et de déterminer le point extrême de mon regard — je suis myope ! — je me faisais l’effet d’un aveugle tâtonnant de son bâton par toutes les ténèbres du ciel.

« C’est pourquoi, empereur, je n’ai pas demandé au Sénat de jurer l’inviolabilité de mes futurs actes, bien que ce soit l’usage depuis les triumvirs.

« Et pourtant, il m’a paru aussi naturel que de boiter du pied droit, la première fois que je parus sur le forum, consul — où mon premier acte public fut de jouer aux échecs avec mon collègue Vitellius — qu’un aigle vînt se percher sur mon épaule droite !

« Je ne renie plus la terre de Vulcain : Jupiter lui-même boiterait à porter toujours l’aigle des foudres sur une seule épaule.

« Le destin boiteux toujours du même côté, c’est — la chance.

« Or, voici comment je fus l’élu de l’aigle impériale :

« Quand les conjurés tuèrent C. César Caligula, par la haute galerie voûtée aux fenêtres obliques, qui joint le Cirque au Palais, devant la grande lumière du sang et des lames pleines de torches, j’ai fui, plus pâle que le Chien des osselets. Caché dans l’hermæum, mes pieds de malheur (je crois que ma tête et mes pieds sont les deux pôles d’un dé !) passaient sous une tapisserie, et à