Page:La Revue blanche, t22, 1900.djvu/335

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peine retentit la course du premier glaive, dont le fourreau vide sonnait sur la cuisse droite du soldat, je tombai à ses genoux pour lui demander la vie, et ma tête vint trembler au-dessous de la tapisserie, comme une frange.

« Et il faut bien, de par le destin, qu’à ce soldat, qui levait son fer sur le corps encore invisible au-dessus de deux pieds inégaux, ait agréé la tête aux cheveux blancs rares, au long nez, aux yeux incertains, comme elle avait paru digne de choix à l’aigle ! car le prétorien se prosterna et baisa mes genoux à moi, qui s’entrechoquaient de peur, sans doute, mais un peu parce que j’avais cinquante ans ce jour-là, et me salua empereur.

« Il appela les autres et ils emportèrent leur empereur en triomphe dans leur camp par la Porte décumane, la plus éloignée de l’ennemi, ils m’emportèrent au son des cornes courbes et des trompettes droites… parce que je tremblais à ne pouvoir marcher.

« Bon soldat ! Aussi est-ce moi le premier qui ai acheté tous les soldats à prix d’argent ! Plus de ces décorations bonnes à suspendre dans le temple de Mars et de l’Honneur ; couronnes civiques, murales, vallaires, navales, colliers, piques pures (qui ne sont que des manches), plaques… j’ai imaginé la gloire en espèces, l’or décoratif !

« Ô que j’étais long, maigre et grand derrière cette tapisserie ! Sais-je même si je me cachais derrière la tapisserie ? Plutôt, ne me voilais-je pas la tête — si grand ! — comme il est impie qu’un dieu laisse entrer dans ses yeux les yeux d’un mort ?

« Mais, par le nom d’Auguste ! ce n’est pas moi qui suis dieu : l’apothéose est une gloire vaine des ombres. Je vis ! Mes os agitent harmonieusement encore les nombres de toutes leurs faces. C’est Auguste. Il est tout en bronze au bout de l’Épine du Plus-Grand-Cirque, et on le voile, lui, à chaque égorgement des jeux. Je reste libre spectateur, du balcon de mon pulvinar, alors qu’il se tient, ou que sa divinité le tient éternellement plus raide que les cadavres, qu’on emporte encore chauds et souples parce qu’il ne faut pas laisser le temps à de simples corps de gladiateurs de singer le métal inflexible des images impériales. Mais, comme je suis très bon, j’ai fait enlever tout à fait sa statue du Cirque. Je ne veux pas faire pleurer le bronze. Et puis il fallait trop souvent lui remettre son voile.

« Je crois — oui — que je suis très bon. J’ai défendu qu’on recommençât plus d’une fois le même jour les jeux du Cirque quand il s’y serait commis quelque infraction à la loi du Cirque ! Chaque bestiaire sera sûr de ne pas risquer plus de deux morts.

« Et j’ai fait tuer, malgré les supplications du peuple, le lion instruit à manger des hommes !

« Car je peux bien une fois avoir la dureté de refuser quelque chose au peuple ! Je suis très doux et très humble ; j’ai monté, après un triomphe, les marches du Capitole à genoux, mes vieux genoux qui m’ont fait empereur…

« Et puisque je montais !

« Or on dit que je suis maladroit dans l’action, et, dans le discours, bègue.

« Moi, je sais que je suis un grand orateur ! »


— Mais qu’ai-je dit ? Narcisse, dévoué Narcisse ! gardes-tu empreinte dans ta cire toute l’âme de Claude empereur ?

Le secrétaire, impassiblement, relit, et il se pourrait que Claude, tout en rêvant, n’ait pas dicté autre chose  :