Page:La Revue blanche, t22, 1900.djvu/50

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Comment on traduit Tolstoï

Par l’entremise de M. Tchertkov, admirateur et disciple résolu de Tolstoï, le droit de publier Résurrection en France fut vendu au plus offrant des grands journaux de Paris. C’était la volonté formelle de l’auteur. Cette fois, par exception, il n’était pas indifférent au produit de son œuvre : il comptait sur ce moyen pour faciliter l’émigration et l’établissement au Canada de malheureux sectaires persécutés. Ce fut l’Écho de Paris qui obtint le droit de publication : on ne lui avait demandé que de le bien payer. Sans aucun doute. Tolstoï ne manqua pas de trouver plaisant le rôle que s’imposait un journal conservateur et nationaliste, en patronnant une de ses œuvres, à lui. Qu’est-ce donc qui pouvait engager l’Écho de Paris à mettre au bas de ses colonnes les contradictions d’un grand philosophe aux idées que ses rédacteurs défendaient depuis peu de temps avec un si beau zèle ? Et cela au moment même où pour mener, avec une cohorte fidèle, la lutte qu’il avait entreprise, il prenait grand soin de renouveler sa collaboration, écartant les hommes de pensée libre, et les remplaçant par de vieux magistrats. Pensait-il que les « théories » de Tolstoï fussent particulièrement inoffensives ou que le public français en fût à ce point de dilettantisme qu’une émotion d’art pût lui faire oublier la signification morale de l’œuvre ? Ni l’un, ni l’autre. Mais alors, puisqu’elle rendait les armes à la promesse d’une bonne affaire, nous avions bien tort de prendre au sérieux cette haine tapageuse de la Justice et de la Vérité ? Certes non. L’état-major de la rue Taitbout trouva le moyen de concilier ses intérêts commerciaux avec la défense de ses conceptions sociales et religieuses. Il suffisait de manquer de respect au plus noble penseur de notre temps et de taillader, tripoter, rapetasser. L’Écho de Paris entreprit cette sombre tâche avec l’aide de son traducteur.

J’ai dit son traducteur. Il importe peu de savoir si M. Tchertkov s’est adressé directement à M. de Wyzewa ou si, comme j’ai quelques raisons de le croire, l’Écho de Paris est intervenu pour s’assurer le concours d’un collaborateur dévoué. Il paraît certain que le traducteur et la direction du journal se sont concertés sur les mutilations qu’il importait de faire subir au texte de Résurrection.

Pourtant M. de Wyzewa jouit à Paris d’une solide réputation d’honnête homme. Sa connaissance de la langue russe paraissait hors de doute : il est Polonais. On pouvait faire foi sur son style de lettré ; il collabore à la Revue des Deux-Mondes. Voilà des garanties considérables. Pour quelles raisons, plus considérables sans doute, M. de Wyzewa a t-il cru devoir faire banqueroute un crédit que l’on faisait à son nom ? Le sens des modifications que le traducteur a apportées au texte qui lui était confié apparaîtra au lecteur avec