Simonson ! Suis-je de celles qu’on épouse, je suis une condamnée au bagne ! » Et Nekhloudov réplique : « Peut-être serez-vous graciée. » Le texte russe est parfaitement clair. M. de Wyzewa en a donné cette traduction déconcertante : « Si tu l’aimes ? »
D’autres expressions moins connues pouvaient à bon droit embarrasser le traducteur. Mais il est impardonnable de ne pas avoir cherché par divers secours à en pénétrer le sens exact. Quand il trouve, dans une énumération des sectes russes, des mots comme « avstriak », « molokane », qu’il ignore, mais dont il aurait pu trouver l’explication dans l’ouvrage si connu de M. A. Leroy-Beaulieu, il se résigne simplement à les faire disparaître du texte de sa traduction. D’autres fois, il donne bravement du terme qui l’embarrasse une interprétation fantaisiste qui aboutit à des malentendus fort comiques. Le vieillard qui s’entretient avec Nekhloudov sur le bac du fleuve découvre en riant une rangée de « dents serrées ». M. de Wyzewa a compris que les dents du vieillard étaient « noires et cassées ». Un jeune prodigue déchire un mouchoir de fine batiste pour bander le pied d’une servante qui s’est blessée. C’est du moins ce que nous apprend M. de Wyzewa. Mais il se trouve que Tolstoï avait mis à la place de la servante un petit chien bolonais.
Quant aux expressions de la langue populaire si nombreuses dans les ouvrages de Tolstoï et qui donnent tant de vigueur et de vérité aux discours des paysans ou des ouvriers, il va sans dire que M. de Wyzewa néglige d’en rechercher les équivalents français. Il ne reste plus rien des saillies pittoresques ou bouffonnes qui animent la conversation des femmes détenues avec Maslova. Des scènes entières, des propos savoureux en ce parler incertain, naïf et proverbial sont sacrifiées. Les paysans de Panovo ont refusé les terres que leur offrait Nekhloudov. Deux d’entre eux, le soir du même jour, vont, à la faveur des ténèbres, tout en devisant avec méfiance de cette étrange proposition, faire paître leurs chevaux dans les bois du barine. Cet épisode caractéristique a disparu de la traduction de M. de Wyzewa. Pour apprécier toute l’importance, quand il s’agit d’une œuvre de Tolstoï, de cette transcription infidèle des paroles même des personnages, qu’on lise la brochure publiée récemment par MM. Paul Boyer et Charles Salomon[1]. L’automne dernier, tandis qu’il achevait la troisième partie de Résurrection, le grand écrivain retint, d’un inconnu qui signait André Laptev, une lettre qui l’intéressa, parce qu’il y trouvait à la fois la révélation d’une personnalité vigoureuse, marquée au coin du pays russe, et l’expression rude et naïve de ses propres idées morales. Pour utiliser ce document inattendu il ajouta un épisode à son roman déjà presque achevé. Et dans le vieillard que son héros rencontre sur le bac du fleuve, puis, le soir du même jour, dans une chambre de la prison, il dessina le portrait de cet étonnant Laptev. On ne saurait trop remercier MM. P. Boyer et Ch. Salomon de
- ↑ « À propos de Résurrection », chez Perrin.