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Page:La Revue blanche, t22, 1900.djvu/57

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penser Tolstoï, qu’une figure de général ne peut pas être un objet de dégoût, que la vie de caserne n’abrutit pas les jeunes soldats, qu’un officier qui commande le feu contre les insurgés n’est pas un scélérat qui a vendu sa conscience. Tout cela cependant est dit en propres termes dans Résurrection, et bien d’autres choses encore qui ne se retrouvent pas dans la traduction : par exemple que se glorifier d’une victoire c’est se glorifier d’un assassinat, que devenir soldat c’est renoncer à ce qu’il y a de plus noble dans l’homme, à la raison qui examine et qui juge, car la moindre réflexion, en lui révélant l’injustice et l’inutilité du rôle qu’on lui impose, empêcherait tout officier de poursuivre sa triste mission. Tolstoï a beau souligner avec malice la fierté qu’a ressentie un jeune officier récemment sorti de l’École de guerre d’être choisi pour diriger le service d’espionnage au bureau des renseignements (sic). L’Écho de Paris n’accueillera pas cette allusion transparente. M. de Wyzewa montre du moins quelque franchise en supprimant tout bonnement les passages qu’il lui déplairait d’avoir traduits. Il eût mieux fait de s’en tenir là et de ne pas faire admirer son adresse à fausser au bon moment la pensée de Tolstoï. Je ne citerai qu’un exemple ; je le crois assez probant. Les convives de la comtesse Tcharski s’entretiennent de la mort d’un jeune officier tué en duel par un de ses camarades, qu’il avait traité de menteur. Contre sa mère, qui ne cache pas son indignation, le jeune comte prend fait et cause pour le meurtrier, que les officiers de son régiment eussent mis en demeure de donner sa démission, s’il avait négligé de provoquer son insulteur et de venger l’honneur de l’uniforme. Tolstoï ajoute : « Nekhloudov, en sa qualité d’ancien officier, comprenait, sans les accepter, les arguments du jeune Tcharski. » Lisez maintenant la traduction de M. de Wyzeva : « Nekhloudov comprenait ces affirmations et les trouvait plus naturelles qu’il n’osait se l’avouer. » Convenez que le tour est bien joué.

Les pages qui contiennent la condamnation des cultes religieux et qu’il est si nécessaire de lire pour connaître toute la pensée de Tolstoï sont aussi sévèrement censurées par le traducteur de l’Écho de Paris. Manquent entièrement dans l’édition française les chapitres XXXIX et XL de la première partie où l’auteur après avoir ridiculisé, par le seul effet d’une description minutieuse, les simagrées du prêtre et des fidèles dans la chapelle de la prison, déclare que tous ces hommes sont insensés, qui accomplissent au nom du Christ les actes que le Christ lui-même a formellement réprouvés. M. de Wyzewa n’aime pas, en effet, que Tolstoï donne de l’Évangile une interprétation qui n’est pas la sienne. Nekhloudov a beau ne pas croire au dogme de la Rédemption et penser qu’il est sacrilège de prêter serment sur l’image de Jésus, de Jésus qui a dit aux hommes de ne pas jurer le nom de son Père ; M. de Wyzewa nous fait grâce de ces billevesées. Que Tolstoï ne se plaigne pas : on n’a voulu que rendre à son héros la sympathie des honnêtes gens. C’est aussi probablement