entendre ! Ils suffisaient pour nous faire claquer des dents. Nos cheveux se dressaient. Ils étaient toujours débités d’un ton bas, sépulcral, et les lampes étaient éteintes, ce qui augmentait vraiment l’effet artistique. Nous étions aussi nourris d’anecdotes morales, de récits historiques et de détails biographiques sur les grands hommes et les femmes célèbres de la Chine. Mais quand nous étions très câlins, nous obtenions généralement qu’on nous dît des histoires de lutins, de diablotins, qui hantent les forêts, de spectres, qui demeurent dans de vieux cercueils, de sorcières et de fées, qui sont favorables à ceux qui leur plaisent.
Après avoir écouté une encourageante histoire d’anciens et de morts, bons ou méchants, il était d’usage que l’on m’envoyât au lit seul et sans lumière. Lorsque quelqu’un m’accompagnait en m’éclairant, je ne me sentais ensuite à l’abri que si je cachais ma tête sous mes vêtements de nuit. Ces superstitions effroyables me hantent encore, quand je suis seul dans l’obscurité.
Quand elles furent entre leur sixième et leur huitième année, mes cousines prirent la marche qui doit être leur toute la vie. À cet âge, toutes les jeunes Chinoises bien nées ont les pieds enserrés de bandelettes. C’est une mode qu’elles sont obligées de suivre. Si elles ne le faisaient pas, elles ne seraient pas reconnues pour demoiselles, lorsqu’elles seraient grandes, et il en adviendrait du désagrément à leurs familles. Les aristocrates chinois sont fiers et jaloux de l’honneur de leur nom, autant que les nobles de la meilleure naissance en Europe. Tout ce qui pourrait les abaisser aux yeux de leurs proches est soigneusement écarté par eux. Du reste, toutes les jeunes filles, riches ou pauvres, sont autorisées à débander leurs pieds lorsque quelque circonstance naturelle l’exige.
Ce bandage se fait selon un procédé graduel. D’une extrémité à l’autre, et tout autour, on lie des bandes sur le pied délicat pour empêcher la croissance. D’abord, les chaussures ont à peu près la taille naturelle du pied. Au bout d’une année, on doit prendre des souliers plus courts. Et dès que les pieds se sont contractés jusqu’à n’avoir plus que deux pouces et demi ou trois pouces, alors les chaussures s’accommodent aux pieds amoindris. Mais quelles tortures pour en arriver là ! Elles n’ont jamais été exagérées dans les récits. Bien souvent j’ai entendu mes cousines gémir de douleur lorsqu’elles supportaient les tortures du bandage. Pourtant, et c’est étrange, ces jeunes filles n’eussent voulu, à aucun prix, en être exemptées. Autrement, être mises au rang de domestiques, de filles de service ? oh ! pas elles ! Les jeunes Chinoises préfèrent être à la mode, tolérer la douleur quelques années, et rester clopinantes toute la vie.
Car vous ne vous imaginez pas jusqu’à quel point les demoiselles chinoises sont incapables de se mouvoir. Elles peuvent, pour la plupart, fournir de courtes marches. Mais il est vrai que tout esprit d’initiative leur est enlevé par leurs souffrances spéciales, et qu’elles restent