Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/382

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devancez exactement ma pensée. Mais continuez, de grâce. Eh bien ! que pensez-vous de ces hommes de la race de Herder ?

— Je pense, dit Meyer un peu embarrassé, qu’ils sont des hommes élevés, sages, dignes d’envie et d’admiration, des exemplaires particulièrement purs, de beauté morale et d’intelligence. J’admire leur désintéressement, puisqu’ils connaîtront rarement la gloire ; si par hasard elle les touche, elle leur sera venue, comme à Herder, par surcroît ; pour la plupart ils laisseront un nom ignoré de l’avenir et de leurs contemporains eux-mêmes. Mais je les envie parce que je considère que leur conduite, dans cette vie, donne presque sûrement la satisfaction de soi-même, c’est-à-dire le bonheur…

— Est-ce là tout ? dit Goethe en souriant.

— Mais…, dit Meyer…, mais… il me semble.

— Il me semble à moi, dis-je alors, qu’on peut envisager la question à un autre point de vue.

— Et que direz-vous, me dit Goethe ?

— Je crois, dis-je, que ces hommes exercent une influence particulière sur leurs contemporains, et, bien qu’ils ne soient pas proprement des savants, sur les progrès mêmes de la science.

Goethe m’encouragea d’un sourire : — Très bien. Parlez, mon enfant, parlez.

— Oui, dis-je, les hommes que M. Meyer vient de définir sont, avant tout, selon moi, des critiques. Ils n’ont pas pénétré assez avant les connaissances humaines pour prétendre à l’omniscience, mais assez loin pour acquérir un jugement presque universel. Nul ne saura mieux qu’eux éclairer, guider, conduire. Heureux les jeunes gens qui tomberont dans leur sphère d’attraction. Ils marqueront à chacun sa tâche, et rien n’est plus malaisé que d’assigner à un jeune homme la tâche qui lui convient. Ils rendront les fautes sensibles, et en même temps profitables ; le plus précieux des encouragements sera le leur… Je passe à leur action sur la science. Et je crois qu’il faut remarquer que les diverses branches de la science ne s’étendent pas avec la même force de développement. Sans doute elles sortent de principes communs. Sans doute leur réaction est perpétuelle et réciproque. Mais il faut tenir compte des circonstances, qui sont changeantes, et du génie humain qui n’est pas égal. Eux, cependant, qu’ils en aient conscience ou non, rétablissent le niveau, font l’équilibre. Au spécialiste, enclos dans son travail étroit, ils pourront livrer, des vues d’ensemble, des notions rationnelles sur la direction, sur le progrès des autres spécialités. Souvent ainsi grâce à une définition heureuse, à une comparaison, ils aideront à transformer en une conquête universelle ce qui n’était, en son premier état, qu’une découverte de détail. Ils sont à la Science, si je puis dire, ce que sont à l’industrie les Expositions, où chacun choisit, dans l’effort des autres, ce qui peut perfectionner le sien…

J’étais fort satisfait de moi, car il est rare que Goethe me laisse parler sans m’interrompre, et, en effet, il loua mon improvisation.