Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/577

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et à toutes les balivernes, c’est l’éveiller sans cesse de ce songe sublime, c’est ne pas lui laisser un moment de repos, c’est l’étouffer en le ramenant dans notre atmosphère de matérialisme et de bon sens dont il a horreur et dégoût.

J’allais à l’écart avec un livre de vers, un roman, de la poésie, quelque chose qui fît tressaillir ce cœur de jeune homme vierge de sensations et si désireux d’en avoir.

Je me rappelle avec quelle volupté je dévorais alors les pages de Byron et de Werther ; avec quels transports je lus Hamlet, Roméo et les ouvrages les plus brûlants de notre époque, toutes ces œuvres enfin qui fondent l’âme en délices, ou la brûlent d’enthousiasme.

Je me nourris donc de cette poésie âpre du Nord qui retentit si bien, comme les vagues de la mer, dans les œuvres de Byron. — Souvent j’en retenais à la première lecture des fragments entiers, et je me les répétais à moi-même, comme une chanson qui vous a charmé et dont la mélodie vous poursuit toujours. Combien de fois n’ai-je pas dit le commencement du Giaour : Pas un souffle d’air… ou bien dans Childe Harold : Jadis dans l’antique Albion, et : Ô mer ! je t’ai toujours aimée. La platitude de la traduction française disparaissait devant les pensées seules, comme si elles eussent eu un style à elles sans les mots eux-mêmes.

Ce caractère de passion brûlante, joint avec une si profonde ironie, devait agir fortement sur une nature ardente de vierge. Tous ces échos inconnus à la somptueuse dignité des littératures classiques avaient pour moi un parfum de nouveauté, un attrait qui m’attirait sans cesse vers cette poésie géante qui vous donne le vertige et vous fait tomber dans le gouffre sans fond de l’infini.

Je m’étais donc faussé le goût et le cœur, comme disaient mes professeurs, et parmi tant d’êtres aux penchants si ignobles, mon indépendance d’esprit m’avait fait estimer le plus dépravé de tous ; j’étais ravalé au plus bas rang par la supériorité même. À peine si on me cédait l’imagination, c’est-à-dire, selon eux, une exaltation de cerveau voisine de la folie.

Voilà quelle fut mon entrée dans la société, et l’estime que je m’y attirai.


VI

Si l’on calomniait mon esprit et mes principes, on n’attaquait pas mon cœur, car j’étais bon alors et les misères d’autrui m’arrachaient des larmes.