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Page:La Revue blanche, t23, 1900.djvu/576

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tous avaient du sang. — Ils se mirent à manger, et le pain qu’ils rompirent laissait échapper du sang qui tombait goutte à goutte ; et ils se mirent à rire, comme le râle d’un mourant.

Puis, quand ils n’y furent plus, tout ce qu’ils avaient touché, les lambris, l’escalier, le plancher, tout cela était rougi par eux.

J’avais un goût d’amertume dans le cœur, il me sembla que j’avais mangé de la chair, et j’entendis un cri prolongé, rauque, aigu et les fenêtres et les portes s’ouvrirent lentement, et le vent les faisait battre et crier, comme une chanson bizarre dont chaque sifflement me déchirait la poitrine avec un stylet.

Ailleurs, c’était dans une campagne verte et émaillée de fleurs, le long d’un fleuve ; — j’étais avec ma mère qui marchait du côté de la rive ; — elle tomba. — Je vis l’eau écumer, des cercles s’agrandir et disparaître tout à coup. — L’eau reprit son cours, et puis je n’entendis plus que le bruit de l’eau qui passait entre les joncs et faisait ployer les roseaux.

Tout à coup, ma mère m’appela : Au secours !… au secours ! ô mon pauvre enfant, au secours ! à moi !

Je me penchai à plat ventre sur l’herbe pour regarder : je ne vis rien ; les cris continuèrent.

Une force invincible m’attachait sur la terre — et j’entendais les cris : Je me noie ! je me noie ! À mon secours !

L’eau coulait, coulait limpide, et cette voix que j’entendais du fond du fleuve m’abîmait de désespoir et de rage…


V


Voilà donc comme j’étais : — rêveur, insouciant avec l’humeur indépendante et railleuse, me bâtissant une destinée et rêvant à toute la poésie d’une existence pleine d’amour, vivant aussi sur mes souvenirs, autant qu’à seize ans on peut en avoir.

Le collège m’était antipathique. Ce serait une curieuse étude que ce profond dégoût des âmes nobles et élevées manifesté de suite par le contact et le froissement des hommes. Je n’ai jamais aimé une vie réglée, des heures fixes, une existence d’horloge où il faut que la pensée s’arrête avec la cloche, où tout est remonté d’avance, pour des siècles et des générations. Cette régularité sans doute peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre enfant qui se nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à l’amour