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Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/536

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dont on ne peut tirer aucun bénéfice. Et l’on est parfois réduit à desceller les conduites de plomb : le plomb au moins a conservé son poids. C’est à de modestes tuyaux de gaz que je dus quelquefois de revenir de ces aventures avec un autre bagage que de simples observations sociologiques.

On ne s’enrichissait pas ainsi ; mais on vivait, et ces excursions rompaient la monotonie de nos loisirs. Je passai de la sorte quelques bons mois. Hélas, cette heureuse fortune devait avoir son retour ! Guy, Gontran et Gaston se firent prendre au cours d’une expédition dont je n’étais pas. L’idée leur était venue d’opérer à Paris : ils goûtaient peu la campagne : ils espéraient aussi de se sentir plus à l’aise dans les chambres de bonnes que dans les salons élégants. Moi je répugnais autant à m’encanailler qu’à gravir six étages. Je les avais laissés partir sans moi. Un valet donna l’alarme : aujourd’hui on ne peut plus se fier aux domestiques. Mes amis se sauvèrent sur les toits. On eut vite fait de les précipiter de cette situation élevée dans les bas-fonds du Dépôt. J’avais à peine appris leur malheur qu’un autre coup me frappa. Jeanne me fut enlevée par un fonctionnaire du quai des Orfèvres qui lui procura un logement aux frais du gouvernement. À nouveau j’étais seul, sans amis, sans compagne, et bientôt sans ressources. Que faire ?

Le jour, je me chauffais dans les musées ; celui qui s’est avisé le premier d’exposer les chefs-d’œuvre de la peinture à une température moyenne d’environ dix-huit degrés centigrades a réellement travaillé pour le bien de l’humanité. Le soir, j’errais de par les rues, en choisissant de préférence les moins éclairées : d’abord l’obscurité favorisait mes pénibles méditations ; et ensuite j’ai remarqué que des gens, inabordables en plein midi, se laissent plus volontiers attendrir après le coucher du soleil, quand on sait faire appel à leurs bons sentiments. C’est ainsi que je me trouvai hier dans une avenue déserte du quartier des Ternes, mélancoliquement adossé à une vespasienne dont les volets de fer me protégeaient contre la bise. À quelques mètres, les affiches lumineuses d’un kiosque à journaux fermé me vantaient avec ironie les délices du meilleur des chocolats et les qualités du roi des apéritifs. Je restai là longtemps, attendant une âme compatissante. Personne ne passait. Au ciel étincelaient les étoiles. Je ne vous décrirai pas les étoiles, monsieur le commissaire de police : je me sentais dans ma misère peu d’inclination à les contempler ; d’ailleurs, même au temps de ma splendeur, je n’ai jamais pu lever la tête vers elles, parce que mon faux-col me gênait.

Soudain j’aperçus sur le trottoir, ; à quelque distance de l’endroit où je m’étais établi, une lueur rouge ; derrière cette lueur je distinguai bientôt un cigare, puis derrière ce cigare, un gros homme qui se dirigeait vers moi. Il était certainement plus de minuit. Quel mauvais lieu pouvait bien quitter ce bourgeois attardé qui regagnait son domicile ? Il s’avançait, la canne à la main, en fumant, à petits pas, avec la désinvolture d’un propriétaire inspectant son domaine : il laissait ses vêtements