Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/573

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avec le Capitaine Dreyfus, nous les crûmes. Les Français, eux, n’en demandèrent pas plus pour ne pas croire.

Ainsi il existe une conception de l’honneur propre à l’esprit français, et si élevée qu’elle revêt des formes qui, pour nous, se perdent dans les nuages ; et il existe un scepticisme français qui atteint à des profondeurs incommensurables pour nous.

Récemment, M. Larroumet écrivit dans le Temps :

« Nous autres Français n’élevons pas un mur de Chine, mais nous avons un filtre, où les eaux troubles des importations étrangères doivent laisser leur limon. » Tout d’abord je signalerai cette particularité, que les autres Européens, lorsqu’il est question d’un pays qui s’isole, qui s’entoure d’une barrière, songent de préférence à des droits de douane, à des lois réglant la navigation et aussi à l’enseignement trop exclusif, etc., etc. ; tandis qu’un Français pensera surtout à l’art. Soit ! Parlons art seulement. Nous autres Européens, qui voyageons beaucoup, qui connaissons plusieurs langues et qui pouvons juger et comparer de visu, nous considérons le suisse Arnold Bœcklin comme le plus grand peintre contemporain. En France, il n’est connu que de nom ! Il devint très vieux et il mourut, mais les Français n’ont pas encore éprouvé le besoin de contempler ses œuvres dans une exposition. En vérité, leur filtre n’est-il pas trop resserré et ne fonctionne-t-il pas à peu près comme une muraille de Chine ?

Autre exemple : nous autres Européens considérons que Henrik Ibsen est le plus grand dramaturge de ces temps-ci. Une renommée universelle, vieille d’une génération, ne lui a pas encore permis de trouver sa place au répertoire d’un théâtre permanent en France. Le filtre que M. Francisque Sarcey a légué à M. Larroumet n’aurait-il pas besoin d’être vérifié ?

Je viens de prendre connaissance de l’article que M. Larroumet consacre à la nouvelle pièce de M. Victorien Sardou. Il trouve que c’est le plus beau drame en prose de notre époque. Nous autres Européens, au contraire, nous estimons, qu’en dépit de l’habileté et de beaucoup d’autres excellentes qualités qui s’y rencontrent, la pièce n’appartient même pas à la littérature. La distance qui nous sépare peut-elle devenir plus grande ?

Je pense souvent à l’époque où Victor Hugo et ses adeptes, rompant avec l’unité de temps et de lieu, rendirent possibles sur votre scène les grandioses figures et destinées du romantisme. À l’étranger, cette réforme s’était faite depuis longtemps et sans secousse. En France, il fallut pour la réaliser, une