Page:La Revue blanche, t24, 1901.djvu/89

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chose de vous… Je hasarde une conjecture : c’est que vous êtes, en secret, un homme très charitable…

Le marchand regarda son compagnon avec attention. C’était très curieux : Markheim ne paraissait pas rire ; il y avait sur son visage quelque chose comme une vive étincelle d’espérance, mais nulle gaîté.

— Où voulez-vous en venir ? demanda le marchand.

— Pas charitable ? répliqua l’autre, tristement. Pas charitable, ni pieux, ni scrupuleux, n’aimant pas, pas aimé, une main pour gagner de l’or, un coffre pour le serrer. Est-ce tout ? Grand Dieu, l’homme, est-ce là tout ?

— Je vais vous dire ce que c’est, commença le marchand, avec quelque dureté. (Puis il se mit de nouveau à ricaner.) Je vois que c’est pour vous un mariage d’amour et que vous avez bu à la santé de votre dame.

— Ah ! cria Markheim. Ah ! avez-vous été amoureux ? Racontez-moi cela.

— Moi ! s’écria le marchand. Moi, amoureux ! Je n’ai jamais eu de temps, et n’ai pas de temps aujourd’hui, pour ces billevesées. Prenez-vous le miroir ?

— Qu’est-ce qui presse ? répliqua Markheim. C’est très agréable de rester ici à bavarder : la vie est si courte et si incertaine que je ne veux laisser échapper, par hâte, aucun plaisir… même aussi tranquille que celui-ci. Nous devrions plutôt nous cramponner, nous cramponner au plus futile prétexte de plaisir, comme se cramponne un homme au bord d’un précipice. Chaque seconde est un précipice, pensez-y… un précipice haut d’un mille… assez haut, si nous tombons, pour que nous soyons jetés hors de toute trace d’humanité. Donc le mieux est de causer agréablement. Parlons l’un de l’autre ; pourquoi porter ce masque ? Soyons confiants ; qui sait ? nous pourrions devenir amis…

— J’ai une seule chose à vous dire, répliqua le marchand. Faites votre achat, ou sortez de ma boutique.

— C’est vrai, c’est vrai, dit Markheim : assez de bêtises. Aux affaires, aux affaires ! Montrez-moi autre chose.

Le marchand se baissa de nouveau, pour replacer le miroir sur le rayon, et ses rares cheveux blonds lui tombèrent sur les yeux. Markheim se rapprocha un peu, une main dans la poche de son pardessus, s’inclina ; puis il se redressa, et respira à pleins poumons ; en même temps, bien des sentiments divers se peignirent sur sa figure… terreur, horreur et réso