Page:La Revue blanche, t25, 1901.djvu/503

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Quand les barbares arrivèrent à Tso, ce digne magistrat prit la fuite avec mon frère. Eux et beaucoup d’autres sont restés plus de deux mois près de Choui-laï[1] dans les montagnes. Puis, plusieurs étant morts de froid, ils sont redescendus. Ils ont erré. Mon frère, désespéré prit la charge d’un muletier ; ainsi par combien de détours et dangers il est arrivé jusqu’ici. Il faut lire les anciens romans de maître pour savoir ce qu’il a enduré.

Très respectable Cousin ! vous voyez quel est le malheur de mon frère qui est honorable comme prêtre. Il voudrait partir pour So-Ping[2] pour y rentrer dans le couvent. Or lui et moi, nous sommes dépourvus de tout. Aussi osé-je vous demander, vu l’affreuse situation où nous nous trouvons, de me prêter deux cents onces aux conditions usuelles que je rembourserai à la reprise des affaires. Votre chèque sauvera la vie et la dignité de mon frère[3]. Je vous vouerai toute ma reconnaissance.

Je suis heureux de ce que vous ne souffrez pas des malheurs qui nous affligent et je prie pour votre santé.

Hsi-fo.

On peut tirer du sens de ces lettres deux conclusions importantes.

D’abord, en tant que documents, elles ne concernent pas des événements uniques, ne constituent pas une exception ; elles sont plutôt l’expression de la moyenne de très nombreux faits analogues. Puis, au point de vue politique, elles prouvent le vice inhérent à l’existence des missions et font voir les mesures indispensables à prendre pour sauver le petit reste de prestige que les gouvernements occidentaux pourraient encore sauver. C’est le côté de la question qui est le plus important.

Il serait téméraire de mettre en doute la bonne foi de l’immense majorité des chrétiens d’Europe et d’Amérique dont les sympathies vont aux missionnaires. De même les diplomates, les gouvernants et les grands

  1. Choui-laï doit d’après le sens du mot être un endroit dans les montagnes « où descend l’eau », donc probablement près d’une source, voire au milieu d’un paysage loin des grandes agglomérations.
  2. So-ping, ville considérable dans le Chan-si septentrional, près de la Muraille.
  3. L’abandon des charges scientifiques ou ecclésiastiques n’est point en soi déshonorant. Si le frère entrait dans le commerce, il éprouverait une diminution de sa dignité comme si, par exemple, un normalien était contraint de se faire commis de nouveautés. La « dignité » est toute personnelle. Ainsi le destinataire de cette lettre est commerçant (il est vrai qu’il possède une haute charge), quoiqu’il porte le titre de « licencié », lequel est singulièrement plus difficile à acquérir en Chine que le doctorat en France. Ce titre « Tziou-jen » ouvre la porte à toutes les charges officielles, même à celle de gouverneur général et ministre. On voit par là, que Monsieur Ta-li domine de haut cet arrivisme fonctionnariste qui ronge la Chine presque autant que la France.