Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/126

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créations n’existent plus uniquement pour la jouissance des classes privilégiées ; le moindre bourgeois peut s’offrir sur sa cheminée les types les plus nobles de l’art, et le mendiant lui-même peut les contempler, à loisir, à la vitrine d’une boutique d’art. En tout cas, dit-on, il faut nous montrer satisfaits, car il est absolument impossible de dire comment, dans le pêle-mêle actuel, l’homme le mieux doué du monde pourrait arriver à inventer un nouveau style, dans les arts de la forme comme dans la littérature.

Il nous faut souscrire entièrement à ce jugement, car il y a là un résultat d’une importance égale au fait même de notre civilisation. On pourrait penser que ces conséquences s’atténueront dans la décadence de notre civilisation ; ce serait à peu près admissible si toute l’histoire était abolie, et ce serait le cas si le communisme social, sous la forme d’une religion pratique, devait s’emparer du monde moderne. Quoiqu’il en soit, nous sommes, avec notre civilisation, à la fin de toute vraie productivité en ce qui concerne la forme plastique de cette civilisation ; par conséquent, nous faisons bien de nous habituer, dans un domaine où le monde antique s’offre à nous comme un modèle inaccessible, à ne plus rien attendre de semblable à ce modèle ; au contraire, il faut nous accommoder de ce résultat étrange de la civilisation moderne, résultat qui paraîtra caractéristique à bien des gens. Dans le même esprit, nous devrons reconnaître comme une vaine tentative de réaction contre l’esprit de notre civilisation, l’exposition d’une nouvelle mode allemande pour nos vêtements et surtout ceux de nos femmes ; car aussi loin que notre regard porte, la mode domine.

Mais à côté de ce monde de la mode, dans le même temps, un autre monde nous est apparu. De même que sous la civilisation universelle de Rome le christianisme a percé, de même, aujourd’hui, du chaos de la civilisation moderne la musique a surgi. Tous deux disent : « Mon royaume n’est pas de ce monde » c’est-à-dire : nous venons de l’intérieur, vous de l’extérieur, nous sommes issus de l’essence, vous de l’apparence des choses.

Que chacun expérimente sur soi-même, comme tout ce monde extérieur qui, à son désespoir, l’enserre infrangiblement de tous côtés, s’anéantit soudain devant lui, dès que les premières mesures d’une de ces diverses symphonies se font entendre. Comment, dans une salle de concert d’aujourd’hui (où, certes, turcos et zouaves se trouveraient tout à fait à leur aise !) serait-il possible d’écouter cette musique avec le moindre recueillement, si, comme nous le savons, l’entourage visible ne disparaissait pour notre perception sensible ? Telle est, conçue, dans son sens le plus grave, l’action de la musique en face de toute notre civilisation moderne ; la musique l’abolit, comme la lumière du jour l’éclat de la lampe.

Il est difficile de se représenter nettement de quelle manière, à chaque époque, la musique a manifesté sa puissance particulière, en face du monde de l’apparence. Il doit nous sembler que la musique pénétrait