Page:La Revue blanche, t26, 1901.djvu/415

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Près de l’adjudant Royer vivait alors un long vieillard à barbe blanche, à l’aspect minable, vêtu de vieux effets militaires réformés. À travers le bâillement de ses chaussures, les doigts décharnés de ses pieds maigres passaient. Un matin j’ai vu cet homme à la forge, alors qu’on procédait à la mise aux fers d’un indigène. Sous la tige chauffée à blanc que tenait Perrin — durant que le forgeron rivait les anneaux — la peau du patient crépitait, et une odeur atroce de chair brûlée emplissait l’atelier. Le vieillard était là, comme hypnotisé, près de Coulomb et de Perrin qui contemplaient en riant, et à chaque hurlement du torturé, une lueur brillait dans ses yeux et, un étrange petit rictus plissait ses lèvres aux commissures. On m’a dit depuis que cet homme était un ancien aumônier de Laghouat, trop pauvre maintenant pour se nourrir et se vêtir. Le bureau arabe l’avait recueilli par charité ; il recevait des vivres de troupe et des effets militaires de réforme ; tous les étés on l’envoyait villégiaturer à Tadmit où il partageait ses loisirs entre la pêche, la chasse, et le spectacle des tortures auxquelles, presque chaque jour, il pouvait assister.

Certains détenus conservaient ces fers jusqu’à la fin de leur emprisonnement et devaient quand même accomplir les labeurs pénibles de la ferme. L’un d’eux — un grand Arabe sourd-muet du cercle de Laghouat, nommé Abd El Kader — avait ainsi les fers aux pieds depuis onze mois. Le métal des anneaux était entré peu à peu dans ses chairs meurtries et couvertes d’ulcères syphilitiques ; et chaque pas, chaque mouvement arrachaient au misérable une plainte douloureuse. À la fin, pourtant, l’adjudant Royer, apitoyé, le dispensa de se rendre au chantier commun avec ses compagnons, et l’employa à un travail bénin de jardinage.

Les détenus indigènes ne reçoivent ni fourniture de couchage, ni costume spécial. Ils couchent sur le sol nu, et c’est avec les loques qu’ils possédaient à leur arrivée et qu’ils conservent pendant toute la durée de leur détention — sans qu’on leur laisse seulement le loisir de vaquer aux soins de la propreté la plus élémentaire — qu’ils s’abritent comme ils peuvent contre les rigueurs de la température nocturne. Et ils vivent ainsi des mois, dans la saleté la plus repoussante, rongés par la pire vermine.

Je ne sais comment ces misérables peuvent résister à l’épouvantable tâche qui leur est imposée : de dix-huit à vingt heures de travail par jour. Levés bien avant l’aurore, ils procèdent d’abord aux diverses corvées de nettoyage de la ferme et du casernement, et partent ensuite à leur chantier sous la surveillance de tirailleurs armés dont la consigne est de faire feu à la moindre tentative de fuite. À mon arrivée à Tadmit — on se trouvait alors en plein cœur de l’été — les indigènes étaient employés au curage des fossés de drainage et d’irrigation. Sans répit, sans relâche, dans la vase jusqu’à mi-corps, ils devaient, à l’aide de pelles recourbées, rejeter sur les bords du fossé, au-dessus de leur tête, la boue fétide d’où s’échappaient d’effroyables miasmes. Vers dix heures