Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/132

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C’est-à-dire, à la dérive dans le bateau. Nous étions sur la rive nord. Là, les rocs du fond sont tantôt gris, tantôt blancs, ce qui fait ressortir la merveilleuse transparence de l’eau mieux que partout ailleurs sur le lac. Nous poussions d’ordinaire à une centaine de mètres environ du bord, ensuite nous nous couchions sur les bancs, au soleil, et nous laissions le bateau dériver des heures où cela lui plaisait. Nous parlions rarement. Cela interrompait la tranquillité dominicale des choses et gâtait les rêves que nous apportaient notre repos délicieux et notre indolence. La côte était découpée tout du long par des baies et des criques profondes et arrondies, bordées d’étroites plages de sable ; et où finissait le sable, les flancs abrupts de la montagne se dressaient bien haut, droit dans l’espace, se dressaient comme une vaste muraille pas tout à fait perpendiculaire, couverte de bois épais de grands pins.

Si singulière était la clarté de l’eau que là où elle n’avait que 7 à 8 mètres de profondeur, le fond était si parfaitement distinct que le bateau semblait flotter dans les airs. Oui, et aussi là où il y avait trente mètres de profondeur. On pouvait distinguer chaque petit caillou, chaque truite tachetée, chaque poignée de sable. Souvent, tandis que nous étions couchés à plat ventre, un roc de granit, grand comme une église de village, se levait du fond, en apparence, et semblait grimper rapidement à la surface, menaçant de venir bientôt nous donner dans la figure, au point que nous ne pouvions nous empêcher de saisir instinctivement un aviron pour détourner le danger. Mais le bateau passait en flottant, le rocher redescendait et alors nous pouvions constater qu’au moment où nous étions exactement au-dessus de lui, il restait encore à une dizaine de mètres au-dessous de la surface. À travers la transparence de ces grandes profondeurs, l’eau n’était pas simplement translucide, elle l’était brillamment, éblouissamment. Tout objet vu au travers prenait une vivacité vigoureuse, éclatante, non seulement dans son contour, mais dans chacun de ses minuscules détails, qu’il n’aurait pas eue, vu simplement à travers la même épaisseur d’atmosphère. Si vide, si aérien nous paraissait l’espace en dessous de nous et si forte était notre sensation de planer suspendus au milieu du néant, que nous appelions ces excursions en bateau des voyages en ballon.

Nous pêchions beaucoup, mais nous ne prenions pas, en moyenne, un poisson par semaine. Nous voyions des truites, par milliers, volant dans le vide au-dessous de nous, ou dormant