Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/225

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M. Ballou, le forgeron, fit la cuisine. Cette division du travail et cette distribution des rôles furent maintenues pendant tout le voyage. Nous n’avions pas de tente : nous nous couchâmes donc dans nos couvertures à la belle étoile. Nous étions si fatigués que nous dormîmes profondément.

Nous mîmes quinze jours à faire ce trajet de trois cents kilomètres, ou plutôt treize, car nous fîmes une halte d’une couple de jours pour laisser les chevaux se reposer. Nous aurions pu accomplir le voyage en dix jours, si nous avions attaché les chevaux derrière le chariot ; mais nous y pensâmes trop tard et nous continuâmes à pousser les chevaux en même temps que le chariot, quand nous aurions pu nous épargner la moitié du travail.

Les gens qui nous rencontraient nous conseillaient de mettre les chevaux dans le chariot, mais M. Ballou, dont le sérieux cuirassé était impénétrable à tout sarcasme, disait qu’il n’y avait pas moyen, parce que les provisions étaient en évidence et en auraient pâti, les chevaux étant bitumineux par suite de privations prolongées. Le lecteur m’excusera de ne pas traduire. Ce que M. Ballou voulait dire à l’ordinaire, quand il prononçait un grand mot, était un secret entre son créateur et lui. M. Ballou était un des hommes les meilleurs et les plus bienveillants qui aient jamais honoré une humble sphère d’existence. Il était la douceur, la simplicité mêmes, et aussi le dévouement. Quoiqu’il eût plus du double de l’âge de l’aîné d’entre nous, il ne se donnait ni airs, ni privilèges, ni exemptions de ce chef. Il prenait à l’ouvrage la part d’un homme jeune, et dans la conversation et l’amusement la part d’un homme de n’importe quel âge, sans se jucher sur cet arrogant et imposant sommet de la soixantaine.

Sa seule particularité frappante était sa manière partingtounienne d’aimer et d’employer les grands mots pour eux-mêmes et indépendamment de tout rapport qu’ils eussent pu avoir avec la pensée qu’il se proposait d’exprimer. Il laissait toujours tomber ses phrases pompeuses avec une aise inconsciente qui les rendait tout à fait inoffensives. Sincèrement, son air était si naturel et si simple, qu’on se surprenait continuellement à accepter ses phrases majestueuses comme signifiant quelque chose, alors qu’en réalité elles ne voulaient rien dire sur la terre. Si un mot était long, grandiose et sonore, cela suffisait pour lui gagner l’amour du vieillard il glissait ce mot à l’endroit où on l’eût le moins attendu et en était aussi satisfait que si le dit mot eût été parfaitement lumineux ou significatif.

Nous étendions, tous les quatre, notre commune provision de couvertures toutes ensemble sur la terre gelée et nous nous cou-