Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/336

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je me demande à quoi on pourrait comparer la matière pour l’expliquer et la définir ! Le langage humain parle de matériel et d’immatériel ; il oppose sans cesse ces deux mots et il ne peut en donner la définition ; ou plutôt, il ne peut définir l’un d’eux que par rapport à l’autre, en l’opposant à l’autre. Pour ceux qui prétendent que le monde se compose uniquement de matière, que serait l’immatériel ? un simple concept humain qui, comme tant d’autres concepts humains, ne représente rien. Si en effet on déclarait appeler matière tout ce qui est, l’immatériel, par définition, serait ce qui n’est pas.

Ceci a l’air d’une plaisanterie ; évidemment, le mot matière n’a d’utilité que si l’on admet qu’il y a, dans le monde, autre chose que de la matière. C’est ce que font beaucoup de philosophes, les vitalistes, par exemple ; ils pensent qu’il y a dans le monde des éléments de deux essences différentes, la matière et l’immatériel, éléments qui n’en existent pas moins l’un et l’autre, mais qui diffèrent essentiellement. Et ils admettent que l’immatériel peut influer sur la matière : mens agitai molem !

Je voudrais montrer que le sens du mot matière a changé depuis l’époque où l’on a commencé à l’employer et aussi que l’immatériel a reculé devant son extension.

Les anciens considéraient comme matériels les corps pesants ; ils croyaient que l’air ne pesait pas et admiraient comme un souffle divin le vent qui agitait les feuilles des arbres. En tout cas, l’air était quelque chose de plus subtil et qui pouvait agir sur la matière, plus grossière. Les êtres vivants, formés de matière grossière, semblaient doués de mouvements spontanés : naturellement, on pensa, par une comparaison facile avec les phénomènes familiers, que la cause de ces mouvements résidait dans une substance plus subtile qui agitait les corps comme le vent agite les feuilles. Les mots animus et anima ressemblent trop à anémos pour que nous ne soyons pas certains que cette comparaison a été faite. Aujourd’hui encore, le mot souffle est souvent employé, dans le style imagé, avec un sens analogue.

Plus tard, les physiciens démontrèrent que l’air est pesant ; il n’était donc plus possible de comparer l’âme à du vent, mais comme on ne pouvait pas encore trouver, dans le corps lui-même, les causes de son mouvement, on conserva, sans trop préciser, l’ancienne explication. Il y avait dans l’être vivant, quelque chose de plus subtil qui avait le pouvoir de mettre le corps en branle. Ce quelque chose de plus subtil, que l’on avait anciennement comparé à du vent, on ne le comparait plus à rien de connu, et cela était dangereux au point de vue scientifique ; mais on avait un mot, âme, pour représenter ce quelque chose de plus subtil et d’hypothétique, et, quand on a un mot, on se contente aisément.

Il n’y avait pas que le vent dont la nature fût inconnue aux anciens ; ils ignoraient les enchaînements de bien des phénomènes que nous comprenons aujourd’hui et ils les expliquaient par l’intervention de dieux dans lesquels ils personnifiaient les forces de la nature. Ce principe, plus subtil que la matière et qui anime les êtres vivants, l’âme, on