Page:La Revue blanche, t27, 1902.djvu/442

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par des montagnes de 6 à 700 mètres plus hautes que lui, dont les sommets sont toujours couverts de nuages. Cette mer solennelle, silencieuse et inanimée, est peu favorisée sous le rapport du pittoresque. C’est, dans un cratère, une nappe d’eau grisâtre sans prétention, de 160 kilomètres environ de circonférence ; au centre, deux îles, simples soulèvements de lave déchirée, aride et brûlée.

Sa profondeur est d’une soixantaine de mètres et ses eaux paresseuses sont si fortement chargées d’alcali, qu’il suffit d’y tremper une ou deux fois le linge le plus outrageusement sale et de le tordre, pour le rendre aussi propre que s’il sortait des mains de la plus habile lavandière. Pendant que nous campions sur ses bords notre lessivage était aisé. Nous attachions le linge sale de la semaine à l’arrière du bateau, nous voguions un quart de mille et la corvée était finie, moins le rinçage. Si nous jetions de l’eau sur notre tête et que nous lui donnions une friction ou deux, la mousse blanche s’élevait à dix centimètres d’épaisseur. Cette eau n’est pas bonne pour les contusions et les éraflures de la peau. Nous avions un chien de valeur. Il avait des écorchures. Il avait plus d’écorchures que d’endroits sains sur la peau. C’était le chien le plus écorché que j’aie peut-être jamais vu. Un jour il sauta par dessus le bord pour fuir les mouches. Mais ce fut une erreur de jugement. Dans son état, il eût été aussi confortable pour lui de sauter dans le feu. L’eau d’alcali le mordit à toutes ses blessures à la fois, et il cingla vers le rivage avec un zèle considérable. Il jappait, aboyait, hurlait le long du chemin, il ne lui restait plus de cuir quand il arriva. Il courait en rond, déchirait la terre, fendait l’air, exécutait des doubles culbutes, tantôt en avant, tantôt en arrière, d’une façon étonnante. Ce n’était pas un chien communicatif d’ordinaire, mais plutôt d’un tour d’esprit grave et réfléchi et jamais je ne l’avais vu auparavant se livrer à un exercice avec autant d’ardeur. Il se lança en définitive à travers les montagnes à une allure que nous estimâmes du 412 kilomètres à l’heure et il court toujours. Il y a environ neuf ans de cela… On ne peut pas boire l’eau du lac Mono. Il n’y a pas de poissons dans le lac Mono, ni de grenouilles, ni de serpents, ni d’insectes, rien par conséquent de ce qui fait le plaisir de vivre. Des millions de canards sauvages et de goélands nagent à la surface, mais au-dessous, aucune créature vivante n’existe, excepté une espèce de ver assez long, duveté, qui ressemble à un bout de fil blanc éraillé. Si vous puisez cinq litres d’eau vous prendrez environ 15 000 de ces bestioles. Elles donnent à l’eau une espèce