Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/109

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chose à se mettre sous la dent, tandis que toi, tu ne seras jamais qu’un crève-la-faim. »

Il vivait sur son banc, au pied du mur. Parfois il était pensif, se courbait en deux, écartait les jambes et regardait le sol entre ses sabots. Les mouvements de l’air, les changements de la rue, la couleur des heures et leur sonnerie, la forme des saisons, tout ce que l’on voit, tout ce qui existe, ce qui n’était même pas de phénomènes, ce qui n’était même pas des événements, entrait en son esprit inoccupé afin de tenir un peu de place. Les jours de chaleur, il s’arrêtait à des pensées comme ceci : « Bon Dieu ! les mouches n’ont jamais été aussi méchantes qu’aujourd’hui. » Si quelqu’un venait s’asseoir à son côté, il se précipitait sur lui, ne disait pas grand-chose parce qu’il ne savait pas quoi dire, mais jouissait de la présence d’un compagnon comme on jouit d’une aventure. Et à tout coup, lorsque l’autre voulait partir, il s’écriait : « Oh ! vous avez bien le temps. » À midi, il se levait avec un grand fracas pour aller manger, mais avec un chagrin d’homme du peuple pour qui la bouche est tout le plaisir et à qui le pain, les pommes de terre et l’eau rappellent qu’il n’y a rien à attendre avant le cercueil.

Il y eut une histoire qui le frappa beaucoup. Le père Lomet était un vieux sabotier maigre, bref, courageux qui, à l’âge de soixante-cinq ans, après avoir embauché, paré, creusé des sabots, sentit toute la misère dans ses membres. Il lui prit des rhumatismes qui se plaquaient aux articulations et s’opposaient à ses mouvements comme des bêtes qui vous surveillent. Le médecin lui dit : « Reposez-vous, promenez-vous, respirez ! » Il venait souvent voir le père Perdrix, arrivait avec sa grande canne courbée, mettait cinq ou six temps pour s’asseoir et faisait le plaint comme un boulanger : « Ah ! mon pauvre père Perdix, ça me doule ! » — « Mon pauvre père Lomet, on est des vieux. On ne sera heureux qu’une fois dans le trou. » C’était une conversation qui leur plaisait : « Je ne veux pas demander, disait le Père Lomet. Il faudra bien que je fasse une fin. » Il regardait les enfants jouer autour du banc, qui parfois pleuraient : « Comme c’est bête, les petits ! Ils n’ont qu’à ouvrir le bec pour qu’on leur fourre le pain