Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/15

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il allait avec eux boire un verre de vin et il avait encore de bonnes pratiques bourgeoises parce que sa femme avait été domestique et que les bourgeois aiment mieux faire travailler les leurs. Alors il arrivait à gagner ses trois francs dix sous ou quatre francs par jour, ce qui est joli pour nos petits pays.

Il pensait à tout cela comme au bonheur perdu, dans une crise où, lui semblait-il, se rejoignaient tous les maux pour se fixer dans sa tête et y rouler leurs images d’enfer. Mais toute la vie on s’en était douté ! Les ouvriers ne regardent pas trop loin, tout va bien tant qu’on a la force, ensuite il est toujours assez tôt d’y penser. C’est ainsi qu’il y a dans nos cerveaux un coin réservé au malheur pour qu’il descende un jour et se sente à sa place. Vous êtes même étonné des idées qui vous viennent. On voit souvent deux vieux qui passent par ici. L’homme est aveugle, précisément, et marche au bras de sa femme, d’un air tranquille. Ils font presque toutes les communes du département. On leur donne toujours parce que c’est du monde comme nous et parce qu’ils sont bien propres. Ils causent, et ni l’homme ni la femme ne sont extravagants. C’est la même chose : ça l’a pris un jour. Ils disent : Certainement, on nous fait partout la charité parce que nous sommes connus, mais il est bien malheureux, celui qui est obligé de demander. Il se rappelait encore d’autres mendiants : tous ceux qui passent, tous ceux qu’on voit et tous ceux qu’on devine. Son esprit était aux mendiants et les suivait tous, sur leurs routes, de mendiant en mendiant, de commune en commune. Il se rappelait les vieux à barbe blanche, avec de gros sacs qui les tirent en arrière, qui montent pourtant la rue et s’en vont tout droit. Il se rappelait les grands gaillards qui font de grands pas et auraient bien la force de travailler et qui, bien entendu, s’arrêtent boire la goutte « Au Petit Salé ». Il se rappelait les jeunes gars qui sont des feignants parce que, quand on en a l’envie, on trouve toujours de l’ouvrage. Il se rappelait les vieux farfadets tout minces, qui tremblent dans l’air, font de petits pas coubes et semblent vouloir s’éteindre, il se rappelait celui qui avait claqué sur la route et dont le corps, exposé à la mairie, y avait attiré toute la ville. Le Vieux avait emmené là le petit Jean Bousset qui n’avait jamais vu de