Page:La Revue blanche, t28, 1902.djvu/313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

De Don Quichotte à Otero

Béroalde de Verville, ce neveu de Rabelais, de qui l’œuvre pourrait bien être une œuvre posthume de Rabelais lui-même, use d’une comparaison effroyable, grossière et pourtant délicate et précise pour caractériser le génie des divers peuples : il les symbolise chacun par une des différentes espèces de vermine : les Français, à l’esprit sautillant, sont les puces ; les Espagnols… il est bon de savoir qu’il y à trois catégories de poux, et… la troisième, dont le nom ne peut s’écrire, la troisième, écrit en toutes lettres Béroalde, « sont les Espagnols ». Pareille image était présente assurément à l’esprit de Bossuet, quand il décrivit les bataillons carrés et tenaces de l’armée d’Espagne, dans l’Oraison funèbre du prince de Condé.

Il ne fallait rien moins qu’une allégorie aussi truculente, de souche aussi vénérable et de si « haulte gresse » pour nous préparer seulement à transcrire le titre du prototype du roman picaresque, le célèbre Taccano Pablos de Buscon, le chef d’œuvre de Quevedo, Pablo de Ségovie[1]. D’aucuns ont prétendu que plusieurs chapitres en étaient dignes d’être mis en parallèle avec Don Quichotte ; au contraire, même dans Don Quichotte, on cherchera en vain un égal grouillement de silhouettes superbement haillonneuses, dont le soleil de Madrid détaille les déchiquetures.

Voici comme se campe un de ces hidalgos que Pablo appelle « cavaliers de hasard, cavaliers creux ou encore cavaliers rustres, cavaliers de crottin, cavaliers exténués, cavaliers canailles et de qui la vocation est l’industrie ».

Comme nous tenons le soleil pour notre ennemi déclaré, parce qu’il découvre nos raccommodages et nos déchirures, nous nous mettons, au matin, jambes ouvertes devant ses rayons et nous suivons, sur notre ombre, celle que font les haillons et effilochures de nos entre-jambes. Avec des ciseaux, nous faisons la barbe à nos chausses. C’est toujours entre les jambes que les culottes susent, nous sommes obligés de tailler des languettes par derrière pour garnir le devant, et nous ne partons par derrière que de pacifiques entailles, car la doublure demeure. Le manteau seul le sait. Nous nous gardons, d’ailleurs, de sortir les jours de vent, de gravir un escalier éclairé ou de monter à cheval.

  1. Quevedo : Pablo de Ségovie ; Éditions de La revue blanche, un vol. in-18 de 288 pp.