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Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/566

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noce plutôt médiocre en dépit du « malvasia » de bonne qualité — et lui, Benigno, âgé de dix-huit ans, entraîné là un peu contre son gré, s’était lugubrement ennuyé, poursuivi par l’image de Pepa Ramos, qu’il ne pourrait, sans doute, pas voir ce jour-là, grâce à ses ivrognes de camarades. De plus, il avait la certitude de refaire, le soir même, connaissance avec la canne de son père, caballero de mœurs nobles et hypocrites, grand ennemi de ces petites expéditions.

Mais l’air était si tiède, les calices blancs des bomberos [1] exhalaient sur la route une douceur florale si paradisiaquement suave, — et comme gaie — que Benigno se remettait peu à peu de ses inquiétudes, oubliant ses gredins de compagnons endormis au fond du carro comme de fâcheux « cochinos » qu’ils étaient. Qui savait ? Peut-être pourrait-on, malgré tout, arriver au Puerto avant la disparition totale du soleil ; peut-être jouerait-il encore assez de lumière rose dans la rue de Martianez pour que demeurassent discernables les cruels yeux noirs, les frisettes châtaines et les deux affriolants arcs rouges de la bouche de Pepa qui guetterait de son « postigo » [2] la mort du jour.

Elle n’était pas sa « novia » [3], cette Pepa ; elle semblait même ignorer absolument son existence, ayant déjà été courtisée par d’autres personnages qu’un fils d’infimes bourgeois vaniteux. Elle avait, au bas mot, deux ans de moins que lui ; mais paraissait une vraie petite femme, — petite, pas de taille ! — tandis qu’on le considérait, lui, non sans quelque raison, comme un blanc-bec.

Il n’avait jamais parlé à la jolie fille et n’ignorait pas que, selon toute vraisemblance, elle n’était pas faite pour lui. Mais il aimait terriblement à se griser du sourire vague qu’elle ne lui adressait pas, du regard tendre et fier qui ne lui était pas destiné.

Souvent, il avait osé passer, en marchant très doucement, tout près du postigo, sur le trottoir étroit qui longeait la maison de Pepa, et comme la belle niña ne s’occupait guère de lui, perdue, sans doute, dans un songe où il était, certes, indigne de figurer, il avait pu la contempler presque à son aise : Elle avait un teint de rose-thé, de très claire rose-thé à peine ambrée qu’avivaient un peu de faibles transparences incarnadines, — un petit grain de beauté d’un velours très noir qui, placé auprès de la bouche, en faisait ressortir la fraîcheur — et de sombres sourcils une idée retombants, satinés et fournis, dont la courbe à la fois douce et autoritaire le troublait jusqu’au fond de l’âme.

  1. Daturas.
  2. Partie inférieure mobile d’un volet.
  3. Fiancée (avec un son plus élastique qu’en français).