Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/582

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de rames plongeantes et éclaboussantes, ce bruit froidement sonore, déchirant, comme suivi d’une plainte soupirée qui se prolonge.

Des voix montaient, ricanantes, ou querelleuses, rauquements éraillés d’Indios alcooliques, impérieuses et insupportables criailleries de blancs intoxiqués, toujours agressifs, pressés, tourmenteurs et rageusement inquiets, à jeun ou en ribote, grosses plaisanteries et anxieux glapissements de canotiers empêtrés ou railleurs. Et comme de lourdes sarabandes de pas précipités faisaient un tonnerre sur le pont, il fut évident que le Tumacobamba n’allait pas tarder à haler sur ses chaînes d’ancres.

Benigno prit Pepa dans ses bras et l’étreignit avec une violence qui parut la surprendre. Elle le regarda plus fixement que jamais, les yeux dans les yeux, de tout près, puis s’abandonna comme indifférente. Une minute plus tard, Reyes ouvrit brutalement la porte de la cabine comme sous le coup d’une poussée de colère, mais il se retourna vers la belle tinerfeña et lui dit abruptement, hachant les mots :

— Veux-tu que je te libère de ce que tu peux devoir à bord et que je t’emmène à terre, pour toujours ? Le pays est affreux, mais je te ferai une vie possible. Elle sera en tout cas moins révoltante que celle que tu mènes sur ces infamies de boucheries à vapeur. Si tu te refuses à demeurer sur cette côte, je te conduirai où il te plaira. Tout pour t’avoir à moi ! Réponds vite : oui ou non !

— C’est non !… Je ne puis pas… maintenant… Je reviendrai ! Nous en reparlerons quand tu auras réfléchi en mon absence…

— Dis oui — tout de suite ! Je ne saurai plus à présent me passer de toi. Je te veux, tout le temps ! Alors, c’est : oui ! puisque je l’exige, puisque je le fais autant pour toi que pour moi. Mais réponds donc ! Ne m’exaspère pas ! Oui, oui ! tout de suite !… que je te traîne hors de ce sale bateau ! Tu es donc sourde, aveugle et folle ! Faut-il que je te dise tout : Je suis…

— Ne me dis rien ! Je crois que tu as dû me connaître jadis. Je m’en doutais. Mais ne me fais pas le chagrin de me dire ton nom ! Ne comprends-tu pas que, quel que soit ce nom, je souffrirai de l’apprendre, de le réapprendre, plutôt ! Va-t’en ! va-t’en ! Je reviendrai et alors j’aurai eu le temps de me faire une raison. Je te le promets… J’accepterai tout, — après !

— Tu le jures ?

— Oui, oui ! Va-t’en !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Benigno se retrouva près de l’échelle, plus ivre de tristesse et