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Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/584

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Malgré tout ce qui venait de se passer entre eux, c’était la première fois qu’il s’adressait à elle en lui donnant son nom.

Il attendit quelques secondes et la voix de sa querida lui parvint, déjà un peu étouffée bien que la distance fût encore assez courte.

— Adios ! adios ! Benigno Reyes !

Adios Benigno Reyes ! À quel moment avait-elle su qui il était ! Sans doute quand il avait été trop tard pour le jeter dehors. Un pressentiment triste dissipa tout son bonheur. Elle avait dit : Adios ! — Le mot n’a pas en espagnol un sens aussi cruellement définitif que l’ « adieu » français mais il prenait une signification très grave, répondant à l’impatiente exagération de son : hasta luego !

C’était sûr ! Elle ne reparaîtrait plus et avait tenu à le lui faire bien comprendre avant son départ !

Un instant après il se rassurait en se figurant qu’elle avait obéi à une sorte de mouvement d’amour, à un désir de rendre la séparation moins longue, fût-ce de cinq minutes, en tâchant d’aller vers lui autant que le lui permettait son emprisonnement sur le steamer, en s’efforçant de le voir encore entre les mailles violettes du crépuscule. Qui l’obligeait à venir avouer qu’elle l’avait reconnu, alors qu’elle affirmait que la présence seule d’un compatriote lui était pénible ?

Toutefois, Reyes fit une rentrée assez mélancolique dans Toboadongo dont les lampes électriques ne brillaient pas encore. Des spectres d’Indios erraient sur le quai, des chiens affamés grondaient. Il y avait comme un mystère menaçant dans l’air funèbrement velouté de nuit. Une brise presque froide soufflait, apportant une odeur de vieux goudron, de suif aigre, de vase, de cordes mouillées, de cucurrachas [1], de bois moisi, de trous à rats. Une pestilence fiévreuse semblait s’éveiller dans l’obscurité.

Puis un tramway passa, éclairé comme une énorme lanterne chinoise ; tout à coup une clarté blafarde jaillit de hauts candélabres, et les ruines habituelles apparurent.

Benigno se sentit glacé par l’aspect morne de sa maison qu’il avait naguère jugée l’une des plus riantes du pays, s’effraya de retrouver la déplaisante figure de sa vieille bonne indienne, et fut saisi, pour la première fois de sa vie, d’un véritable accès de rage en découvrant… son cheval dans la salle à manger. Il est bon de dire que cette présence indue était moins sacrilège qu’ailleurs, à Toboadongo, où les portes des écuries ouvraient généra-

  1. Cancrelats géants.