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Page:La Revue blanche, t29, 1902.djvu/590

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celle qui avait empoisonné sa vie, — inconscient de la curiosité de Fuencarral y Berrindoagarraga.

Brusquement, il s’imagina que le portrait s’animait. Un rire joli et féroce distendit la bouche exquise, le rire du soir détesté ! Les mignonnes dents apparurent, lumineusement blanches. Mais la face s’émacia, les joues se creusèrent, les yeux s’éteignirent, puis se fermèrent — et Benigno n’eut plus en face de lui qu’un beau visage de morte un peu défiguré par un rictus douloureux.

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… Quand don Eulogio lui eût suffisamment bassiné les tempes de vinaigre et d’alccol, Reyes se leva d’un bond, et voulut s’enfuir dans la rue avec le portefeuille et les portraits. Il allait dépasser le seuil du Gran’Bazar quand la voix de Fuencarral s’éleva, psalmodiant d’un ton de plaintif reproche :

— Hombre ! Le porte-cartes vaut trois pesos !

Benigno revint sur ses pas.

— … Et les retratos, voyons ! Je ne veux pas surfaire, disons trois autres pesos ! Les éminentissimes photographes de Lima ou de Santiago de Chile ne livrent jamais la douzaine à moins de trois piastres fortes. J’y perds ! Mais qui ne ferait un sacrifice pour vous obliger ? Allons ! Nous dirons en tout sept pesos, les cartes étant dorées sur tranche !

— C’est trop juste ! ricana le tinerfeño qui paya et courut se réfugier à l’hôtel qu’il ne quitta plus jusqu’au départ du vapeur chilien. Il ne voulait, de sa vie, remettre le pied sur un « patagon ».

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… Sa gratitude pour les sévères gâteries de doña Primitiva grandit encore et son chagrin se mua bientôt en abrutissement : Il battit, d’abord par ordre, puis pour son propre plaisir, les gamins à faces de sous neufs qui disloquaient la sonnette, s’intéressa aux légendes quichuas de sa belle-mère, but du pisco, voire de la chicha avec elle, — l’aida bientôt à perpétrer de hideux travaux prétendus artistiques où des plumes multicolores se combinaient avec des graines desséchées, des perles de verre, de petits coquillages et même avec des écailles nacrées et translucides provenant de certains poissons rares et haut-cotés.

À le voir si raisonnable, Soledad le prit jusqu’à un certain point en affection, peut-être un peu tard.

Il ne sortait presque plus, et, dans la pénombre d’une grande pièce nue où le soleil n’entrait que sous forme de minces nappes