Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/176

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Trois Vieilles filles

Ma tante Jacqueline est la plus vieille personne que je connaisse, à présent que ma tante Sophie est morte et que Mlle  Lefèbure, paralysée et privée de raison, n’a plus d’âge. Ma tante Sophie était la cousine germaine de ma tante Jacqueline ; Mlle  Lefèbure était seulement son amie. Elles s’étaient connues au couvent des Visitandines, quand elles y faisaient leur éducation ; car il y eut un temps, jadis, vers l’empereur Napoléon qu’un air de légende environne, où ma tante Jacqueline était une toute petite fille aux cheveux blonds, qui faisait des pages d’écriture et qu’on grondait quand elle n’était pas sage. Elles furent amies dès l’enfance, et puis la vie les sépara. Le dernier jour des Visitandines, au moment de se quitter, elles échangèrent de belles images gravées qui représentaient la résurrection de Lazare par le Christ, avec cette inscription : « Nos credimus caritati » et au bas elles écrivirent : « Souvenir d’éternelle amitié. » Est-ce qu’elles entrèrent dans la vie avec gaieté, avec de belles espérances de bonheur ? — Oui, sans doute, comme tous les enfants d’à présent et de toujours ; mais je les ai connues seulement si vieilles, si écrasées de souvenirs mornes et lointains, que je ne puis me les figurer toutes jeunes, avec l’insouciance et la joie des petites filles d’aujourd’hui. La vie ne leur épargna ni les déceptions ni les tristesses. Elles ne se marièrent pas, elles perdirent peu à peu tous les leurs, tout ce qui les attachait à l’existence, tout ce qu’elles aimaient. Alors, quand elles eurent à peu près cinquante ans, elles se sentirent si seules que l’idée leur vint de se rapprocher et d’être au moins toutes les trois ensemble, puisque tout le reste leur avait manqué. Ma tante Jacqueline et ma tante Sophie se réunirent d’abord, et puis leur ancienne amie de pension vint les rejoindre.

Elles s’installèrent dans une vieille maison de province, en Normandie, une vieille maison grise au toit de tuiles moussues avec des lucarnes, des fenêtres grillées et de gros murs bossus dont les plâtras s’écaillent et verdissent. C’est là que je les ai vues, pour la dernière fois, toutes les trois ensemble, il y a quatorze mois, toutes les trois en noir, non pour un deuil précis, mais pour tous les deuils anciens de leur longue existence dou-