Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/177

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loureuse, — et comme pour le deuil d’elles-mêmes, de leurs rêves défunts, de leurs espérances déçues, de toute leur vie manquée.

On les appelait dans le pays « ces trois demoiselles Saint-Martin », — c’est le nom de famille de ma tante Jacqueline, — ou simplement « ces trois demoiselles ». On les prenait pour les trois sœurs, tant elles étaient, au premier abord, pareilles, toutes les trois vieilles et tout en noir. Mais, au fond, elles ne se ressemblaient pas, — ma tante Sophie grande et maigre, les traits accusés, les yeux et les cils très noirs donnant une certaine dureté à la longue figure encadrée de cheveux blancs et de papillotes, — Mlle Lefèbure plutôt boulotte, indolente et douce, avec le plus joli sourire de mélancolie calme et de tristesse sans amertume, — ma tante Jacqueline distinguée et fine, encore un peu coquette, avec aux doigts de belles bagues de perles et de brillants et sur la tête une élégante mantille de dentelle.

Il y a quatorze mois. Maintenant, ma tante Sophie est morte ; et Mlle Lefèbure, clouée dans son fauteuil, les yeux éteints, pleure et rit comme un enfant et divague. Et ma tante Jacqueline, toute seule, dans la vieille maison grise au toit de tuiles moussues, passe tristement ses derniers jours, les derniers jours si lents des pauvres et mornes vies qui se survivent à elles-mêmes.

Je suis allé la voir. Je l’ai trouvée dans son salon, assise sur une chaise de bois doré ; c’est sa coquetterie de ne pas vouloir de fauteuil. Elle est toujours svelte et gracieuse malgré ses quatre-vingt-trois ans ; sa taille est droite, elle a conservé sa voix charmante et toute jeune, et ses yeux s’égayèrent gentiment quand elle me dit en me voyant entrer : « Bonjour, l’enfant, comme c’est bien à toi de venir me voir !… » Mlle Lèfèbure était assoupie entre des coussins sur un fauteuil de reps vert à oreillettes… « Seulement tu vas t’ennuyer, nous sommes si vieilles !… » Un pauvre salon peu luxueux, mais si propre et si bien rangé. Des meubles d’acajou du temps de la Restauration, couverts de velours grenat ; sur la cheminée, une petite pendule Louis XVI en cuivre avec un soleil rayonnant au balancier, des vases de Chine et des flambeaux de bronze doré ; au mur, dans un joli cadre ovale, un pastel charmant : ma tante Jacqueline quand elle avait seize ans !…

— Tu vois, l’enfant, voilà que c’est bientôt fini des « trois demoiselles Saint-Martin » ! Notre pauvre Emmeline est pire que morte ; et moi, je vais sur mes quatre-vingt-quatre ! Notre existence à toutes les trois n’aura pas été bien gaie ; que veux-tu, elle a tout de même passé. Si les jeunes gens savaient comme la vie est courte, même quand on vit quatre-vingts ans, les chagrins qui leur