Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/180

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promesse. Sophie triomphait ; tu ne peux imaginer sa joie de se sentir aimée pour elle-même, d’avoir trouvé le grand amour éternel qu’elle rêvait ! Le mariage devait avoir lieu le jeudi. Le mercredi soir, pendant que j’essayais ma robe de demoiselle d’honneur, on me remit un petit mot de mon amie : « Tout est rompu, plains-moi. » Que s’était-il passé ? Je l’avais vue le matin même, radieuse, rayonnante de bonheur. J’allai la voir, mais elle s’était enfermée dans sa chambre et ne voulait recevoir personne. Sa mère elle-même ignorait la cause de son coup de tête, car c’était Sophie qui, sans donner plus d’explications, refusait à présent le mariage. Je n’ai su la vérité que longtemps après. Sophie avait appris le jour même — (il y a toujours de bonnes âmes toutes prêtes à troubler le bonheur d’autrui !) — elle avait appris, dans l’après-midi, que son fiancé avait, jadis, dû épouser je ne sais qui, — une cousine, morte accidentellement… Or, l’idée qu’elle n’était pas la première et la seule aimée fut insupportable à notre Sophie. Voilà comme elle était !… À la suite de cette déception, elle n’osa plus tenter l’aventure du bonheur ; son premier essai lui avait trop mal réussi. Une grande tristesse la prît mêlée de révolte et d’amertume. Elle sortait peu, moi-même je ne la voyais presque jamais. Son amitié pour moi semblait avoir souffert aussi de la triste expérience qu’elle avait faite des affections humaines. Dans tout ce qu’elle disait, dans le ton de ses phrases, dans l’espèce d’affectation qu’elle mettait à me parler d’un air distrait, sèchement, sans me regarder, se manifestait sa désillusion : elle ne croyait pas davantage désormais à l’amitié qu’à l’amour ; tous les sentiments lui paraissaient également faux et mensongers ; elle s’étudiait seulement à ne plus être dupe. Pauvre fille, la plus passionnément affectueuse que j’aie rencontrée, quand à peine elle s’ouvrait à la tendresse, une brusquerie de l’existence l’avait repliée sur elle-même. Elle resta pour toujours incapable de confiance, d’épanchement et d’abandon ; elle s’efforça d’enfermer en soi ses sentiments et ses émotions et de paraître indifférente. Elle n’y parvint jamais : au beau milieu de ses bouderies, tout à coup sa nature tendre et généreuse apparaissait, mais elle la cachait bien vite. Elle n’a jamais réussi à ne pas m’aimer, ni même seulement à me faire croire qu’elle ne m’aimait pas. Mais les étrangers la trouvaient sèche et revêche.

Il y a trente ans environ (nous vivions ensemble depuis quelques temps déjà), le colonel des hussards qui arrivaient en garnison ici se présenta chez nous et fit passer sa carte à Sophie.