Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/184

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les affaires, mais rien ne se présentait, et le capitaine qui n’aimait pas qu’on restât inoccupé dans la vie commençait à se fâcher. Il fallut qu’Emmeline, confidente de l’un et de l’autre, s’appliquât à ménager les susceptibilités, à arranger les choses, à tout concilier. Henri se mit à courir de tous les côtés et à « faire le jeune homme ». Ce fut un grand chagrin pour Emmeline, bien qu’elle ne se rendît pas très bien compte, la pauvrette, de ce qui se passait. Mais elle devinait vaguement ; en tout cas, elle comprenait bien qu’il s’éloignait d’elle et que leur douce intimité se défaisait chaque jour davantage. Elle souffrit de voir son enfant qui se conduisait mal. Elle souffrit aussi d’une sorte de jalousie obscure qu’elle ne s’avouait pas à elle-même, qu’elle ne discernait pas Bien, mais qui la minait.

Enfin, une situation avantageuse se présenta pour Henri : il entra chez un fabricant de produits chimiques et, six mois après il épousait la fille de son patron. Je ne sais pas comment te dire les sentiments divers qu’Emmeline éprouva. Ce fut d’abord de la stupeur, et puis une immense détresse. L’idée du devoir et de la religion la redressèrent, mais elle eut de douloureuses alternatives entre la satisfaction qu’elle voulait avoir de l’établissement de son enfant, et l’immense douleur qu’elle ressentait à voir lui échapper pour toujours celui qu’elle aimait, qu’elle adorait — il fallait bien qu’elle se l’avouât, à présent — jusqu’à la folie ! Personne au monde, pas même Henri, n a jamais soupçonné sa souffrance : j’ai été sa seule confidente. Si je te raconte aujourd’hui cette aventure, c’est que tout cela n’est que de l’histoire ancienne. On a beau faire, on est moins respectueux des très vieilles choses que des récentes. Tu sais avec quel sans-gêne on désentortille les momies des antiques pharaons ; et on les déclare à la douane comme salaisons, et puis on les met dans des vitrines de musées avec des numéros d’ordre et des étiquettes pour amuser les promeneurs sans parapluie qu’une averse a surpris. Mais je ne parle de toutes nos vieilleries qu’avec piété ; je sais bien que tu m’écoutes de même, et c’est comme la veillée de notre passé mort qui sera bientôt à tout jamais enseveli, que je fais ce soir avec foi dans cette chambre familiale que ma vieille lampe éclaire bien mal, — toi, le dernier qui te souviendras de nous… Remonte un peu la lampe, veux-tu ? Et puis lève-toi, ouvre avec cette clef le grand panneau de mon secrétaire ; là, dans ce coin, tire le troisième tiroir à droite, et prends-y un paquet de lettres entouré d’un ruban bleu, sur lequel j’ai écrit : « Emmeline 1834. » Apporte-le-moi. C’est cela…

Ce sont les lettres que m’écrivit Emmeline au moment du ma-