Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/187

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Le mariage eut lieu, et c’est tout. Henri perdit sa femme après un an de ménage, et puis il a fait de mauvaises affaires, et puis il est mort lui-mème. L’oncle était mort, lui aussi, dans l’intervalle. Emmeline ne les abandonna pas ; elle les a tous soignés les uns après les autres ; pour éviter une faillite, elle a donné le peu de fortune qu’elle avait. Elle reprit son calme et son admirable tranquilité dès qu’on eut besoin d’elle. Elle était une femme à l’énergie douce, — variété d’énergie qui n’est pas commune. Les « maîtresses femmes », comme on dit, sont bien désagréables avec leur volonté toujours tendue et leur incessante activité. Emmeline savait être partout présente et agissante sans en avoir l’air et sans faire de bruit. Comment l’apaisement lui est-il venu, comment le silence s’est-il fait dans son pauvre cœur agité ? Mais tu te la rappelles : l’année dernière encore, quand tu es venu nous voir, comme elle était souriante et sans rancune contre la vie ! Son secret est resté enfoui dans son souvenir : personne ne l’a jamais soupçonné. Ceux qui la voyaient si aimable et d’un caractère enjoué se figuraient, bien sûr, qu’elle avait été toujours heureuse. C’était sa doctrine qu’il faut être gaie ou tout au moins en avoir l’air et garder pour soi sa tristesse : « C’est une petite hypocrisie, disait-elle, qu’on doit à son prochain… »

Voilà toute l’histoire d’Emmeline Lefèbure. Tiens, remets à sa place ce paquet de lettres, dans le tiroir de droite de mon secrétaire : il n’en sortira plus qu’à ma mort. Et je te charge alors de le détruire… Cela ne tardera pas, tu n’auras pas le temps d’oublier.

À ce moment, Mlle  Lefèbure se réveilla. Ses yeux pâles et troubles s’entr’ouvrirent et sa pauvre bouche toute contournée essaya le bon sourire indulgent d’autrefois qui maintenant grimaçait lamentablement. Elle regarda vaguement, à droite et à gauche, elle s’amusa de la lumière de la lampe et, de sa petite voix grêle et cassée, elle se mit à chanter très bas :


Le ciel est bleu les merles sifflent

Chevalier, que veux-tu de moi ?…


La vieille servante vint la prendre pour la coucher. Elle ouvrit à deux battants la porte du salon et poussa devant elle le lourd fauteuil à roulettes qui grinçait, qui geignait ; et, quand elle était déjà loin, à travers le corridor dallé de briques j’entendis encore la pauvre demoiselle qui chantait :


Chevalier, mon écharpe est bleue,

Et ton étendard flotte au vent…