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Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/193

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le moindre petit bout de sentiment. D’ailleurs, si j’étais devenue la femme de l’un d’eux, tous les autres m’auraient manqué, et j’aimais avoir autour de moi ma petite cour de soupirants.

Au printemps de 1833, quelques jours avant mes vingt ans qu’on devait fêter par un grand bal, ma cousine fut appelée auprès de son fils dont la femme venait de mourir en Algérie et qui se trouvait seul là-bas avec deux petits enfants. Je fus retournée à mes parents pour un temps indéterminé ; quelques semaines plus tard, nous apprenions que ma pauvre cousine était morte subitement en arrivant à Constantine. J’ai entrepris de te raconter très sincèrement mon histoire au risque peut-être de te voir perdre un peu de ton respect pour moi. Cette nouvelle m’a fait beaucoup de peine, mais le chagrin que j’éprouvais était mêlé de regrets divers qui n’avaient pas pour cause la mort de ma cousine : je pensais que ma vie heureuse était à jamais finie ; j’allais maintenant rester enfermée dans la chétive existence de ce petit pays, de cette triste maison.

Oh ! l’horrible impression d’angoisse que j’éprouvai quand je me sentis subitement transplantée dans cette vieille maison lamentable, affreuse, que j’avais quittée tout enfant et que je retrouvais après avoir goûté le luxe le plus délicat et le plus raffiné ! Tout m’en déplaisait, les vieux murs sur le jardin qui se couvraient de salpêtre et de moisissure, les papiers de nos chambres tout écorchés et délabrés par l’humidité, les pendules et les gros coquillages roses qui ornaient les cheminées, les meubles râpés et le médiocre éclairage de chandelles ; nous n’avions qu’une lampe pour toute la maison. Mes frères et mes sœurs, avec un regrettable accent normand, chantaient la fin des mots ; ils étaient bruyants et sans distinction. Hélas ! mon père aussi me semblait commun de manières et de goûts ; il était aigri par l’infortune ; il avait, à propos de rien, de grandes colères, il s’emportait et jurait, et cela me paraissait inexcusable. Et ma pauvre mère !… Oh ! je n’étais qu’une folle, qu’une insensée !… Son existence d’incessant labeur et de constante économie, avec ses dix enfants à élever, presque sans argent, je n’y ai rien compris, je n’en fus pas touchée ! Une femme de ménage venait, pendant une heure, après chaque repas pour la vaisselle et le gros ouvrage. Ma mère faisait elle-même la cuisine, aidée de mes deux sœurs aînées. Je me la rappelle assise sur une petite chaise de paille devant le fourneau, raccommodant du linge et s’interrompant de temps à autre pour écumer le pot-au-feu. Je me la rappelle debout devant la table à toile cirée de la salle à manger, taillant des robes pour ses fillettes avec des patrons de papier épinglés sur de pauvres