Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/194

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étoffes de lainage sombre. Je la vois encore, un matin, de bonne heure, cirant les souliers de son petit dernier qu’elle avait laissé paresser au lit et qui maintenant se trouvait en retard pour aller à l’école. Tu ne peux imaginer son extraordinaire activité !… J’aurais dû m’agenouiller devant elle, mais je trouvais vulgaire la besogne à laquelle elle se livrait, je trouvais médiocres ses préoccupations, et sa conversation sans élégance. J’aurais voulu causer avec elle musique et peinture, me promener avec elle en falbalas chez les modistes et les joailliers !… J’aurais dû m’agenouiller devant elle. Je suis maintenant à genoux devant son souvenir et jusqu’à mon dernier jour je pleurerai de l’avoir, tant qu’elle a vécu, méconnue et négligée. Vois-tu, c’est la pire peine et le plus irréparable chagrin que de se sentir des torts envers les pauvres disparus et d’implorer de vains pardons auprès des chers absents. Nulle femme plus que ma mère n’était digne de laisser après elle une douce et consolante mémoire. Hélas ! sa mémoire est attristée pour moi de tout mon remords. Je ne peux pas me souvenir d’elle avec tranquillité ; je ne peux pas voir sans pleurer, dans l’ombre toujours croissante du passé, son joli profil, sa bouche si fine et ses pauvres yeux qui, plus d’une fois, sans doute se sont assombris et mouillés de larmes par ma faute. Car elle a dû beaucoup souffrir à cause de moi, je le comprends à présent, elle si affectueuse et si tendre. Elle a souffert de se séparer de moi, toute petite, quand il a fallu me mettre au couvent. Elle a souffert de m’abandonner ensuite à sa cousine et de penser que j’étais prise peu à peu par une existence différente de la sienne et qui m’écartait d’elle, qu’elle ne connaissait pas et qui lui faisait peur. Et puis, je suis revenue à la maison comme une étrangère, moi, l’enfant aînée, qui aurais dû l’aider dans sa besogne incessante, être la confidente de ses peines et l’amie de toutes les heures, qui porte la moitié du poids de la vie. Elle ne m’a jamais fait un reproche. Les premiers jours, elle tenta de m’initier aux soins du ménage, la cuisine, les racommodages, le linge de la blanchisseuse à compter ; et comme j’étais très maladroite, elle me disait en riant : « C’est du nouveau pour toi, ma Jacqueline, mais tu t’y mettras ; c’est moins difficile que toutes les belles choses qu’on t’a enseignées ; qui peut le plus peut le moins. » Et moi, j’essayais de rire aussi ; mais je ne pouvais pas, mes yeux pleuraient. La pauvre femme s’en aperçut et dès lors ne me demanda plus rien, renonça à m’associer à sa vie de chaque jour. Elle ne parut pas m’en vouloir, tant elle était résignée et bonne. Seulement, mes frères et sœurs n’avaient pas la même indulgence, et cela se comprend ; ma présence à la maison n’était