Page:La Revue blanche, t30, 1903.djvu/198

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fois à tout jamais… jusqu’au jour des « revoyures », comme disent les paysans.

Voilà ma vie, mon petit Jean. Elle n’est pas belle. Ce qui m’a manqué surtout, c’est d’avoir une passion, une passion quelconque, fut-ce presque une mauvaise. Je le sens bien maintenant : il faut une passion pour embellir une vie. Mais aussi, c’est une grosse affaire qu’une passion, pour une petite personne, comme j’en étais une, qui ne veut s’embarrasser de rien, que d’être jolie et coquette. Quand je lis, dans mon journal, aux Faits divers, les « drames de l’amour », je m’étonne et j’admire… avec un peu d’envie, (mais oui, je te le jure !). Je n’ai jamais-aimé personne, ni rien au monde vraiment, ce qui s’appelle aimer. Alors, on ne m’a pas aimée non plus. C’est tout naturel, mais ce n’est pas gai !…

Tu vois, il n’y a pas de grands événements dans nos trois destinées ; nous n’avons pas éprouvé de catastrophes. Simplement nous avons été déçues par la vie, sans doute parce que nous attendions d’elle plus qu’elle ne donne d’ordinaire…

Minuit passé ! Crois-tu que je radote et que je n’en finis pas ! c est le péché mignon des vieilles gens. Je t’ai fait un récit bien long : je suis sûre que tu as dû te pincer pour ne pas dormir !… Un récit bien long, — mais pense que c’est trois existences, trois existences de plus de quatre-vingts ans chacune, deux cent cinquante ans de vie, que je t’ai racontés en quelques quarts d’heure ! Je t’ai dit tout l’essentiel, et voilà que le récit de deux cent cinquante ans de tristesse tient en si peu de temps ! Ce n’était pas la peine de vivre si lentement… »

Ma tante Jacqueline m’a conduit dans ma chambre. Elle a voulu m’allumer elle-même ma bougie, s’assurer que les fenêtres étaient bien fermées et que le garde-feu était devant la cheminée… « J’espère que tu ne vas pas avoir froid. Bonsoir, l’enfant !… »

Et le lendemain matin j’ai dû partir et laisser ma tante Jacqueline toute seule, avec la pauvre Mlle  Lefèbure, toujours souriante dans son fauteuil, — toute seule au coin de son feu dans la vieille maison grise au toit de tuiles moussues, triste avec ses lucarnes, ses fenêtres grillées et ses gros murs bossus dont les plâtras s’écaillent et verdissent.

André Beaunier